Chapitre 24 : Les Powers Rangers sont derrière nous

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- Tu ne veux vraiment pas boire un peu d'eau Mélodie ? Tu es toute rouge, insista mon père qui avait l'air préoccupé.

Je réitérai mon geste négatif de la tête, un nœud dans l'estomac. Je me sentais particulièrement mal depuis qu'Iris était partie. Elle avait tenu la chandelle pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'elle décrète qu'il était temps pour elle de rentrer, que ses parents allaient s'inquiéter. Depuis, je n'avais pas pu trouver plus d'excuses pour empêcher cette discussion parentale. En gros, j'étais bloquée dans la cuisine à me mordre les lèvres jusqu'au sang, coincée entre mon père trop présent et ma mère trop absente. Aline tenait Timéo entre ses bras, comme son petit trésor. Mine de rien, ça me broyait le cœur. Et en même temps, à quoi étais-je supposée m'attendre au juste ? Qu'elle reviendrait et que soudainement cette complicité à laquelle je n'avais jamais eu le droit pointerait le bout de son nez en même temps qu'elle ? Quelle idiote.

- Philippe ? l'interpella Aline. Tu veux bien prendre Timéo ? Il faudrait que nous ayons une petite discussion avec Mélodie...
- Bien entendu, adhéra-t-il en se relevant.


Une fois debout, je vis mon père hésiter lorsqu'Aline lui tendit le bébé. Je ne pus m'empêcher de sourire, c'était tellement adorable. Il m'avait pourtant élevé depuis le berceau mais se retrouvait face à ce nourrisson et semblait avoir tout oublié. Il finit par le récupérer dans une position stable en faisant la grimace, il secoua ses bras d'un côté à l'autre pour le bercer en quittant la pièce.
Après sa disparition, un long silence s'installa. Je n'osais lever le regard pour l'observer, je préférais de loin triturer mes ongles.

- Notre dernière discussion... commença-t-elle et je sentis qu'elle était presque aussi nerveuse que moi. Tu avais raison. Je... Je n'ai pas bien tenu mon rôle de mère.

Jamais elle ne m'avait parlé d'un sujet si sérieux, elle trouvait toujours le moyen pour orienter la conservation vers des débats neutres, des futilités, enfin plutôt ses futilités. Je levai le regard vers elle parce que j'avais totalement oublié toutes les expressions de son visage, tous ses traits lorsqu'une émotion la submergeait. Les conversations par caméra ne rendaient rien, l'intensité, la douleur et même la ride entre ses deux sourcils ne m'étaient pas apparues aussi clairement.

- Pourquoi ? lançai-je simplement en la fixant de mes yeux bleus océan que j'avais hérité d'elle.
- Je t'ai eu alors que je n'avais qu'une vingtaine d'années, j'étais jeune et insouciante. Mais si je suis partie, ça n'avait rien à voir avec toi. J'étais malheureuse Mélodie. J'étais enfermée dans un bureau toute la journée, je passais mes soirées à me disputer avec ton père, et rien n'allait, rien. J'ai toujours été instable, spontanée, c'était comme si j'étais dans le corps de quelqu'un d'autre. Je me rappelle le jour où j'ai pris la décision de partir, j'avais manqué de me faire écraser par une voiture, et j'avais failli mourir. Je me suis rendue compte que ce n'était pas la vie que je voulais, je ne voulais pas mourir en ayant vécu une vie qui ne me convenait pas.
- Et moi là-dedans ? ajoutai-je la voix pleine d'émotion d'avoir finalement cette discussion qui m'avait hantée toute ma vie.
- J'avais besoin d'une pause, m'avoua-t-elle. Et puis les mois sont passés, les années, et je n'avais pas le courage de revenir.


Je serrais les mâchoires, ce n'était en effet pas la réponse que j'aurais voulu avoir. Ne pas avoir le courage de revenir voir sa fille ? C'était ça, son excuse ?

- J'avais besoin que tu en aies le courage, répliquai-je durement sans la regarder. J'avais huit ans, et j'ai perdu ma mère.

Elle ne répondit rien. Tout simplement parce qu'il n'y avait rien à répondre, j'avais raison. Je venais de réaliser que ma mère avait vécu la même chose que moi en un sens. Elle s'était confinée dans une vie parce que c'était facile, qu'elle se laissait porter et agissait comme ce que l'on pouvait attendre d'elle. Sauf qu'elle avait mis bien trop de temps avant de s'en rendre compte, et qu'elle avait été lâche. Ca me brisait le cœur de qualifier ma propre mère de lâche mais je ne voyais pas d'adjectif mieux adapté.
Je ne voulais pas être lâche, c'était sûrement une partie de ma personnalité que j'avais hérité de mon père. Être soi-même, se battre pour les choses qui comptent vraiment, c'est dur. Rien ne se gagne facilement dans la vie. Et c'est cette difficulté qui rend ces réussites si belles, parce qu'elles sont gagnées alors que rien n'était joué d'avance, que l'on s'est battu pour les obtenir. Le goût de la victoire ne peut en être que plus beau.
Et s'il y avait un point sur lequel je m'accordais, c'était que ma mère ne s'était pas battue pour moi. Jamais. Pourquoi se battait-elle pour certaines choses mais pas pour sa propre fille ? Sûrement qu'elle n'en connaissait pas la réponse elle-même.

- Tu me dois me détester, souffla-t-elle soudainement.
- Non, répondis-je honnêtement.


Non, je ne la détestais pas. Ce n'était pas faute d'avoir essayé dans les moments de solitude les plus difficiles. C'était idiot de dire cela, mais elle restait ma mère. J'avais toujours cru que c'était une réplique de film plutôt cucul qui ne voulait rien dire, mais au fond de moi, je savais que toute la colère que j'avais pu éprouver à son encontre n'avait rien à voir avec de la haine.

- Mais est-ce que ça change quelque chose ? relançai-je en tentant de mettre au clair mes pensées qui semblaient se brouiller de sentiments contradictoires. Parce que quoi que je dise, tu vas repartir et tout redeviendra comme avant. Et même si ce n'était pas le cas, c'est bien trop tard pour reprendre ton rôle de mère là où tu l'as laissé.

Je me mordis la lèvre inférieure, je me rendis compte que mon ton avait été plus dur que je ne le voulais. Je relevai mes yeux vers elle et je pus me rendre compte que ses yeux brillaient de la même manière que les miens quand je retenais difficilement une émotion bien trop forte.

- Je te remercie... de... d'avoir fait tout ce chemin pour m'expliquer, ajoutai-je pour adoucir mon propos. J'en avais besoin.
- Je suis si désolée... reprit-elle en se relevant pour m'approcher.


Elle passa une main le long de mes cheveux, du haut de mon crâne jusqu'au bout d'une mèche. C'était comme si elle n'avait pas oublié. Quand j'étais petite, c'était sa façon à elle de me consoler, de m'aider à m'endormir. Sans trop savoir pourquoi, je fis un mouvement de recul et me levai de ma chaise. Je n'étais pas prête pour ce contact, cela me ramenait à une réalité que je n'avais pas envie de confronter. Je lui fis un petit sourire gêné, auquel elle répondit par un regard qui signifiait qu'elle n'était pas non plus prête de son côté à repartir, avant de monter dans ma chambre pour pleurer. En un sens, j'étais soulagée de finalement comprendre que je n'étais pas responsable de son départ, et dans un autre, j'étais tellement déçue de savoir que c'était une décision qu'elle avait pris de son propre chef. C'était dur. C'était si dur de s'attacher à des gens qui n'étaient pas à la hauteur de cet amour.

***

- Oui, Castiel ? s'exaspéra madame Marnier en le découvrant en train de lever la main.
- J'ai une petite question par rapport à au règlement, affirma-t-il.
- Vraiment ? Prenez le temps de le lire, et j'envisagerai ensuite peut-être de répondre à votre question qui paraît si existentielle, répliqua-t-elle sèchement en s'apprêtant à retourner à son cours.
- C'est vous qui voyez mais il me semble bien que porter un bonnet en classe est carrément interdit, affirma-t-il en jetant un coup d'œil amusé à son voisin.


Armin lui cracha un « va te faire foutre » qui laissa échapper un sifflement à notre professeur de mathématiques. Elle les avait mis au premier rang tous les deux parce que Castiel était incapable de rester éveillé au fond et qu'Armin s'était fait prendre bien trop de fois avec sa console sous la table.

- Bien que je n'aime pas votre ton qui augure une mauvaise plaisanterie, je ne peux que confirmer. Armin, enlevez-moi ce bonnet, ordonna-t-elle.

J'entendis Véra glousser derrière moi. Armin grogna mais tira lentement le bonnet gris qu'il avait fichu sur sa tête, non sans avoir filé un coup dans l'épaule de Castiel. Un rire collectif se fit alors entendre. Armin avait sur le côté droit de sa longue tignasse noire une mèche rouge très voyante. Il ne s'était pas loupé.

- Monsieur Delessage, je crois que vous mettre à côté de Greenberg n'était pas une brillante idée, il commence à déteindre sur vous, reprit madame Marnier en regardant ses cheveux pensivement. Dans tous les sens du terme.

Armin se gratta la tête, gêné. Madame Marnier leva son nez et fit un tour de la salle de son regard qui se stoppa sur ma petite personne.

- Greenberg, vous changez de place avec Iris, trancha-t-elle. Je crois que même vous, vous auriez dû mal à avoir une quelconque influence sur mademoiselle Vernant. Et avec un peu de chance, elle pourrait vous inciter à suivre en cours. Allez ! Au pas !

Iris lâcha un grognement, pas le moins du monde heureuse de se retrouver au premier rang en face du tableau. Castiel se releva, un large sourire aux lèvres. C'était le quatrième voisin de l'année avec qui madame Marnier finissait par le changer. J'étais persuadée qu'il tentait de battre son propre record de cinq de l'année précédente. Il regroupa ses quelques affaires, c'est-à-dire un sac vide, et se laissa retomber mollement sur la chaise à côté de moi.
J'aurais dû me sentir gênée, dans la mesure où la dernière fois que nous nous étions vus... Disons que j'en gardais un souvenir plutôt à vif. Et pourtant, j'avais l'impression que nous étions comme d'habitude. Mélodie et Castiel.

- Je commençais à me demander quand est-ce qu'elle allait finir par avoir l'idée de me mettre à côté de toi, me confia-t-il avec un sourire en coin. Elle a bien capté qu'avec Nathaniel ce serait la guerre, alors me mettre à côté de la deuxième de la classe : quelle vieille ruse de prof.
- Ne m'empêche pas de suivre les cours, grondai-je en tirant posessivement sur ma trousse qu'il avait déjà pris d'assaut.
- T'as pas un stylo à me prêter ? insista-t-il en laissant reposer sa main sur sa tête d'un air las. Et une feuille ?


Je farfouillai furieusement dans mes affaires pour trouver ce qu'il avait clairement oublié de prendre et lui balançai violemment sur sa table. Il plissa les yeux et son regard me sembla soudainement s'adoucir. Même si un regard de Castiel qui s'adoucissait était clairement à relativiser.

- Faut qu'on cause après les cours, asséna-t-il.

Je le regardais sans comprendre, je ne savais pas si j'avais envie de répondre à cet ordre qui ne me plaisait pas. C'était sa façon de s'exprimer, et cela n'avait rien de bien méchant, mais j'étais sur des chardons ardents en ce moment. Un rien suffisait pour m'agacer. Je levai alors les yeux au ciel avant de me concentrer à nouveau sur ce chapitre des fonctions. A la fin du cours, j'avais tellement mordillé mon stylo à bic que j'avais réussi à sentir de l'encre dans ma bouche.
J'avais rassemblé mes affaires et m'étais dirigée vers la sortie. Au détour d'un couloir, je sentis que l'on me tirait fermement par le bras. Quand je reconnus Castiel, j'arrêtai de me débattre et le laissai me traîner jusqu'à la porte de secours, qui était devenue, pour je ne sais quelle raison, notre point de rendez-vous clandestin depuis le début de l'année.
Une fois après avoir tiré le lourd battant de la porte métallique, il me força à me diriger vers le mur où je l'avais trouvé appuyé après la tentative de suicide de sa mère. Je frissonnai à ce souvenir.

- Comme ça ta maternelle est de retour ? me questionna-t-il directement. Ne me demandes pas comment je l'ai su, ça impliquerait que je t'explique comment dérober discrètement le carnet de Lysandre et j'crois pas qu'il apprécierait !

Je croisai les bras contre ma poitrine, ne comprenant pas où il voulait en venir. Etait-il réellement intéressé par cette histoire ?

- Elle ne va sûrement pas rester longtemps, assurai-je en haussant les épaules avec indifférence.
- Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
- Rien, répondis-je simplement. Qu'elle était désolée, qu'elle avait été lâche et que c'était pas de ma faute. Et voilà, fin de l'histoire.
- Arrête avec ton air je-m'en-foutiste sérieux, on dirait moi et ça te va pas du tout, lâcha-t-il en me désignant avec ses mains.


Mais pour qui se prenait-il ? Il m'avait toujours repoussé à la moindre occasion, je ne lui donnais aucune autorisation de me parler de la sorte et encore moins de me donner des ordres. Ca ne le concernait pas après tout. Je sentis une vague de colère monter en moi, je resserrai mes poings jusqu'à sentir mes ongles s'enfoncer dans ma paume.

- Tu te prends pour qui au juste ?! m'emportai-je en brandissant mon index vers lui. T'es le premier à toujours cacher tes sentiments alors si j'ai envie de faire comme si tout allait bien, t'as pas de leçon à me donner c'est clair ?
- Donc tu admets que tout ne va pas bien, c'est ça ? relança-t-il.
- Je vais très bien ! J'encaisse pour le moment, c'est tout. Ca n'a rien à voir ! Ma mère m'a avouée qu'elle était pas revenue parce qu'elle avait eu la trouille, et que sa vie lui convenait comme elle était ! C'est pas de ma faute tout ça, je vois pas pourquoi j'irais mal après tout ! C'est... Ce serait stupide. Je m'en fiche totalement, je vais bien merde ! insistai-je et sans réellement le faire exprès mon poing s'abattit lourdement sur son torse.


Je relevai des yeux inquiets, j'eus peur un instant de lui avoir fait mal mais il n'avait pas bougé. Il se contentait de m'observer les yeux plissés.

- Ou du moins, j'irai bien, ajoutai-je sur un ton bien plus faible.

Il m'avait laissé me défouler sans ajouter un mot. Je sentais qu'en un sens, il savait exactement ce que je ressentais. Après cette discussion avec ma mère, j'avais beaucoup pleuré, et puis une fois ma crise terminée, je n'avais plus rien ressenti. Rien à part un vide. C'était comme si j'avais volontairement posé un mur pour me protéger de ce que je refusais de faire ressortir : ma tristesse. Et elle n'était pas liée aux aveux de ma mère. J'étais foncièrement triste parce que maintenant, je savais que c'était fini. L'idée de savoir qu'un jour, elle reviendrait, qu'un jour, peut-être j'aurais une vraie mère, présente pour moi, venait de mourir. La réalité m'avait rattrapée, et je me sentais stupide d'avoir gardé au fond de moi cet espoir fou, cette lueur. Je ne retrouverai pas ma mère, c'était un fait. Peut-être souhaitera-t-elle faire partie de ma vie à l'avenir, mais jamais cela ne pourra être pareil. Au fond, je lui en voudrai toujours pour m'avoir abandonnée, et jamais elle ne pourrait rattraper tout le temps qu'elle avait perdu.
Je n'avais plus envie de pleurer, j'avais juste finalement la vérité en face. Bizarrement, cela me faisait autant de bien que de mal.
Sans m'en rendre compte, j'avais déplié mon poing contre le torse de Castiel et ma main était dorénavant posée près de son cœur. Je sentais sa poitrine se soulever, et c'était apaisant. Il me prit le menton avec force entre son index et son pouce, et m'obligea à lever le regard. Sa poigne me faisait mal, mais je n'avais pas envie de me débattre.

- Si t'as besoin de te défouler, n'oublies pas que je suis toujours un sale connard qui mérite de se faire défoncer la tronche, finit-il par dire alors que ses lèvres s'étiraient lentement en un sourire.
- Je me suis déjà défoulée, avouai-je en levant les yeux au ciel. C'est juste que... C'est bizarre de se rendre compte qu'on a rêvé de retrouver quelque chose pendant toute sa vie alors que c'était totalement impossible.


Il lâcha mon menton et posa ses mains sur mes yeux délicatement. Je ne tentais pas de les lui enlever, il n'aimait sûrement pas parler de ce genre de choses avec mon regard plein de compassion posé sur lui.

- Quand ma mère est morte, j'ai agi comme un trou du cul parce que je savais que c'était inévitable. Et ça m'a rendu fou, fou de rage. J'avais tout tenté pour sauver quelqu'un qui ne voulait pas être sauvé, qui se foutait de tout. Mon enfance a été gâchée à cause d'elle, je continuais à vouloir l'aider en sachant qu'elle ne pouvait pas être réparée. C'est con, et je me suis senti minable, mais quand elle est morte ça m'a bousillé. J'me suis pris dans la tronche la révélation de ma vie : depuis la mort de mon père, ma mère n'a jamais voulu continuer à vivre. Elle l'a fait pour moi, mais c'était vraiment à chier, regarde ce que je suis devenu.
- Je vois pas en quoi ce que tu es devenu est un problème, m'indignai-je alors qu'il retirait ses mains de mes yeux. Tu es fort, tu ne te laisses pas faire et tu sais ce que tu veux faire de ta vie. En bien des aspects, t'es quelqu'un de bien plus déterminé que moi.
- Mél, dis pas des conneries. J'sais bien que je suis comme les plots que Matt a cassé en sport, je suis voué à rester défoncé. Je suis déterminé parce que c'est tout ce qui me reste : ma grande gueule de con.
- C'est faux ! Tu as tes amis, tu as Démon, la musique, assurai-je. Mais c'est vrai que ta grande gueule de con prend une sacrée place...
- La ferme... s'exaspéra-t-il en levant les yeux au ciel.


Un sourire s'afficha sur mes traits, j'arrivais rarement à le rendre à court d'arguments et c'était plaisant. Généralement, c'était parce qu'il était réellement agacé et voulait couper à court à la discussion car il se sentait vulnérable. Et il faisait toujours ce truc avec ses yeux, un léger froncement de sourcil jumelé avec une levée de regard en règle. Je ne l'avais jamais vu si calme et si bavard qu'avec moi. Je ne savais pas si c'était un privilège, ou une malédiction, mais cela impliquait que je tenais une place particulière dans sa vie. Et en un sens, il en tenait une aussi dans la mienne.
Notre échange silencieux se fit plus intense et il se mit ouvertement à observer mes lèvres. Je savais ce qu'il allait faire, je le savais. Je le laissai se pencher sur mes lèvres, et j'attendis le dernier moment, parce que je manquais de volonté, avant de me défaire de son étreinte. Il ne sembla même pas vexé, mais plus résigné.

- On ne peut pas, décidai-je en me mordant la lèvre comme lorsque mes nerfs me mettaient des bâtons dans les roues.

Il ne disait toujours rien. Il savait ce que je m'apprêtais à dire. Je fermai les yeux douloureusement, c'était dur de tout le temps devoir se battre contre ma volonté. J'aurais tellement aimé ne pas me pendre autant la tête, de vivre ce que j'avais à vivre avec lui. Parce que j'en avais envie, et bien plus que je ne voulais l'admettre. Ca me rongeait de l'intérieur de culpabilité, de désir et de frustration.
J'étais incapable de qualifier notre situation, de mettre un mot sur mes sentiments parce qu'au final, tout ce cirque ne menait à rien. Castiel n'était pas prêt à s'engager, et je n'étais pas encore prête pour cette histoire qui ferait souffrir Matt. Pas tant qu'il n'était pas revenu, que tout n'était pas comme avant. J'avais fait un choix et Matt passait d'abord. Et je savais que c'était pareil pour Castiel.
Ce dernier continuait à me regarder et attendait patiemment que je reprenne. Il n'était pas totalement saoul cette fois-ci, et c'était bien plus dur d'exprimer ses sentiments face à ce mur de glace. Il m'avait pourtant bien dit que nous aurions à nouveau cette discussion, et cela m'effrayait.

- On en a déjà discuté, c'est... pas bien, repris-je totalement gênée.
- Et tu fais jamais des trucs pas bien toi ? relança-t-il avec un air qui me donna envie de lui tordre le cou.
- Tu sais très bien que c'est pas ça le fond du problème ! m'agaçai-je alors qu'il me tirait une mèche de cheveux. Matt est déjà tellement en colère contre moi... Et toi, je ne sais pas ce que tu penses ! Tu te contentes de me mettre en rogne et de me dire des trucs qui ne nous aident pas !
- Tu veux vraiment que je te dise ce que je pense ? Parce que ça risque de pas te plaire et j'ai pas envie que tu te chies sur ta jolie petite jupe.
- Je ne vais pas me chier sur ma jolie petite jupe, grommelai-je en serrant la mâchoire.
- Je pense que Matt détesterait que tu l'utilises comme excuse pour ne pas faire ce que t'as envie de faire. La vraie raison, c'est juste que t'as les chocottes. T'as peur parce que tu es toi. Et que t'es du genre grosse relou qui a besoin de se torturer le cerveau toutes les cinq minutes, qui doit vérifier au moins cinquante fois que la porte est bien fermée, qui ne fait jamais rien sur un coup de tête. Moi, c'est l'inverse. Rien n'est prévu dans ma vie, c'est le bordel. Et t'as la trouille à cause de mon bordel.
- Ah oui ? C'est moi la fautive alors ? Ok, parce que t'as oublié que t'étais pas tout blanc non plus. Toi, tout ce que tu te contentes de faire c'est ce qui te plaît ! Tu ne réfléchis à rien parce que le fait de réfléchir impliquerait que tu te poses des questions sur tes sentiments. Et ho ! Alors là ! Rien que le mot suffit à te faire te renfermer comme une huître ! Et pourtant : oui, j'ai besoin d'être rassurée ! Je ne te demande pas une déclaration à l'eau de rose ridicule ou quoi que ce soit, pas la peine de me faire ces yeux-là ! Je te parle juste de me tenir au courant de ce qui se passe dans ta tête !
- Donc tu veux que je te dise quoi ? Que t'as un putain de 85C et que j'ai envie de toi ? s'emporta-t-il en agitant ses bras. Ca t'aides à te sentir mieux ?!
- Tu comprends rien à rien, finis-je par lâcher.


Son compliment m'avait fait frémir le bas du ventre. Mais c'était bien ça le problème, j'étais Mélodie, et l'attirance physique ne me suffisait plus. Je ne voulais pas que ma première histoire d'amour ne soit qu'une histoire sans lendemain, j'aurais comme l'impression de me trahir. Et j'espérais mériter mieux. Ce compliment m'avait fait bien trop plaisir, mais il n'était pas celui que j'attendais pour changer d'avis. Voyant qu'il me regardait avec colère, comme si j'avais totalement perdu l'esprit, je fis demi-tour et m'apprêtai à retourner dans les couloirs pour rejoindre mon prochain cours, la boule au ventre.

- T'as oublié ton sac ! me héla-t-il avec exaspération.
- Tu vois que je vérifie pas toujours tout ! m'emportai-je alors en faisant demi-tour pour récupérer mes affaires.
- Et tu vois que je fais pas toujours ce que je veux ! Sinon ton sac tu sais où il aurait fini ? râla-t-il alors que je lui tournais déjà le dos.


Pourquoi étais-je donc attirée par un mufle pareil ? Cupidon avait dû se tromper en lançant ses flèches, je n'en revenais pas que j'avais envie d'une relation plus sérieuse avec Castiel. Castiel. J'avais arrêté de compter tous mes souvenirs confirmant son irresponsabilité. Il était mon exact opposé, et j'avais toujours cru que la maxime « les contraires s'attirent » était idiote. Et je le croyais toujours. Comment deux personnes n'ayant absolument rien en commun, mis à part une difficulté clairement déterminée pour avoir une mère digne de ce nom, pouvaient-elles se compléter ? Petite, j'adorais réaliser des puzzles. C'était dans ma nature, j'aimais l'organisation et ce qui était ordonné. Et je savais très bien que pour terminer une maquette, il fallait nécessairement que toutes les pièces coïncident. Castiel et moi avions bien trop de pièces qui ne pourraient jamais se compléter. A dire vrai, je me rendais compte que ce n'était pas un problème qui ne concernait que ma relation avec Castiel. J'avais bien trop de pièces dans le puzzle de ma vie qui demeuraient solitaires, incapables de retrouver leur place dans cet ensemble que j'avais tenté d'organiser toute ma vie.

***

- Un café chez moi ? proposa Véra en s'adressant à la totalité du groupe.
- Ouais ! s'enthousiasma Alexy qui sautillait déjà dans tous les sens. En plus, avec Armin on a un truc à vous annoncer !


Véra fit un tour de notre petit groupe pour vérifier que tout le monde suivait le plan. Lorsqu'elle s'arrêta sur Castiel, ce dernier retira sa clope de sa bouche et la jeta lourdement sur le sol.

- Sans moi, annonça-t-il avant de faire volte face et de partir sans plus de cérémonie.
- Tu rentres ? En moto ? le questionna Matt en fronçant les sourcils.
- Non, j'ai un casque parce que je suis un Power Rangers connard, ironisa-t-il toujours d'aussi mauvais poil.
- Il est encore plus gracieux que d'habitude, fit remarquer Nora en riant.


***

Depuis la première fois où je m'y étais rendue, j'avais toujours adoré la maison de Véra. C'était une grande maison d'architecte toute en pierre blanche, mis à part le rez-de-chaussée où du lambris avait été déposé, et des baies vitrées à n'en plus finir. Avant de réellement devenir proche d'elle, j'étais toujours passée devant cette maison avec admiration, me demandant quel genre de vie parfaite elle menait. Aujourd'hui, j'avais arrêté d'avoir des idées idiotes, personne n'avait une vie parfaite et derrière chaque belle maison, beau sourire et famille unie se cachaient toujours des parts plus ou moins sombres. Chez Véra, c'était sa mésentente avec son père. Ils ne faisaient que se prendre la tête. Heureusement pour nous, la maison était vide.
Nous nous installâmes dans son salon et elle s'éclipsa en cuisine pour servir des cafés à ceux qui le désiraient. Je regardais Armin avec amusement qui était en train d'ouvrir un tiroir d'un meuble de l'entrée, comme s'il était chez lui, et récupérer une console de jeux vidéo qu'il avait sûrement laissé traîner ici au cas où. Il se laissa tomber sur l'un des fauteuils et reprit une partie qu'il avait apparemment mise en pause.
Je m'assis à mon tour sur l'un des deux canapés en prenant soin de ne pas me mettre à côté de Matt, sachant qu'il n'apprécierait pas. Notre situation ne s'arrangeait pas et je faisais tout pour ne pas le mettre à l'aise en gardant mes distances. Je pensais, peut-être à tort, qu'en lui laissant de l'espace il réussirait plus facilement à oublier toutes nos disputes et nos problèmes.
Alexy, qui ne faisait rien comme tout le monde, s'allongea sur Nora qui l'engueulait parce qu'il était bien plus lourd qu'il ne semblait le croire.
Quand Véra revint avec des cafés et des gâteaux, elle posa le tout sur la table basse. Elle fit des petits gestes brusques avec sa main à Armin pour l'inciter à lui faire une place. Ce dernier lâcha alors d'une de ses mains sa console pour lui permettre de se lover contre lui sur ses genoux. Véra se mit alors à regarder sagement son amoureux qui rageait sur son jeu. Je les trouvais vraiment mignon tous les deux, et c'était la première fois qu'ils arrivaient à entretenir une relation sérieuse. Autant l'un que l'autre. J'avais l'impression qu'ils s'étaient bien trouvés. Armin n'était pas trop intrusif dans la vie de Véra, ce qui lui plaisait énormément dans la mesure où il se faisait désirer, et Véra arrivait à détourner son attention des jeux vidéo sans qu'il ait le sentiment d'être forcé. C'était un parfait équilibre.

- T'avais pas un truc à nous dire toi ? rouspéta Nora qui tentait toujours de se débarrasser d'Alexy en le repoussant avec ses bras.
- Ah ! Si ! s'exclama-t-il en se relevant au plus grand bonheur de la rousse.


Il lança un regard à son jumeau, qui releva à peine les yeux de sa console pour lui faire un hochement de tête pour l'inciter à continuer.

- Je me permets de le rappeler, parce que je sais que certains l'ont oublié, reprit-il en lançant un regard noir à Lysandre, c'est notre anniversaire le week-end prochain ! D'habitude, on fête ça en famille le soir avec les tantes, les parents, les neveux et tout le bordel, mais là on a insisté parce qu'on avait envie que vous soyez présents. Donc vous êtes conviés, ou plutôt forcés, de venir dans la famille Delessage pour nos 18 ans. Ca va être champagne, parts de gâteaux et grand-mère qui ressort des vieilles anecdotes sur Armin se baladant à poil sur la pelouse à trois ans.

J'étais plutôt étonnée qu'ils aient réussi à nous faire convier à cette tradition familiale annuelle à laquelle les jumeaux ne coupaient pas. Leurs parents aimaient l'idée de se retrouver seulement en famille pour fêter leur anniversaire. Les jumeaux avaient vraiment dû user de tous les stratagèmes pour les faire changer d'avis. J'eus une pensée pleine de compassion pour leur parent. Quand les deux s'y mettaient, ils pouvaient être vraiment terribles.
Il y eut une approbation générale, et un détail me revint alors soudainement à l'esprit.

- Attends, c'est le vendredi 19 au soir donc ? le questionnai-je en fronçant les sourcils.
- Ouais, vers dix-huit heures, confirma Alexy.
- Et ça finira pas tard, ajouta Armin qui avait toujours les yeux sur sa partie, Mémé n'est capable de s'ambiancer que jusqu'à vingt-deux heures, c'est le max.
- Mince ! m'exclamai-je en portant ma main sur la bouche. J'arriverai en retard, mon père m'a pris un rendez-vous avec un conseiller d'orientation.
- Quoi ?! s'écria Alexy indigné. Mais tu t'en fous, c'est pas un devin le gars, il va pas lire dans ton avenir et te dire soudainement ce que tu vas faire de ta vie... Si t'arrives après dix-neuf heures tu loupes le gâteau !
- Je sais bien, mais mon père dit que ça peut toujours me servir... Le rendez-vous est à dix-huit heures... Ca devrait se terminer une petite demi-heure plus tard. Si je me dépêche je suis chez vous un peu avant dix-neuf heures.
- Ok, j'essaierai de convaincre ma mère de t'attendre un peu alors, me promit Alexy.
- Non, non, surtout pas ! Ta mère est déjà bien assez gentille de nous inviter, je n'ai vraiment pas envie de déranger. Je serai à l'heure, ça devrait aller.
- Dans le pire des cas, on trouvera bien une diversion pour faire patienter maman, fit remarquer Armin.


Ils se lancèrent un regard complice accompagné d'un sourire diabolique, et je n'osais imaginer ce qu'ils pouvaient bien avoir en tête. Il ne valait sûrement mieux pas.

- Vous devriez arrêter de vous défouler sur Lucy, la défendit Véra qui était toujours allongée sur Armin. Franchement, le courage de cette femme pour vous élever, elle est devenue mon idole.
- Elle est en train de te monter contre nous ou je rêve ? s'indigna Armin un sourire aux lèvres malgré tout. Faut vraiment que j'arrête de vous laisser toutes les deux.
- Pour ça il faudrait que t'arrêtes de jouer aux jeux vidéo, lui signala Véra qui déposa un baiser dans le cou d'Armin.


J'étais plutôt d'accord avec Véra sur ce coup, la mère des jumeaux était géniale. Depuis que j'étais petite, j'avais beaucoup vu en elle la mère parfaite. Elle était assez autoritaire pour tenir Armin et Alexy, assez douce pour profiter d'eux et il se dégageait d'elle une gentillesse incroyable. Mais j'avais conscience que si à cause de moi l'anniversaire était retardé, j'allais passer un sale quart d'heure...

***

- Mélodie, je ne rentre pas tout de suite à la maison, m'apprit Lysandre alors que nous quittions la maison de Véra quelques heures plus tard. Castiel a subtilisé à l'aide de je ne sais quel stratagème mon carnet, je vais passer chez lui pour le récupérer.

J'avais un peu de mal à comprendre pour Castiel était la seule personne qui avait le droit de voler le précieux carnet de mon demi-frère sans qu'il ne s'énerve. C'était totalement injuste, je rêvais secrètement de savoir ce qu'il pouvait bien y écrire sur moi.
Il s'apprêtait à tourner des talons, mais je le rattrapais bien rapidement.

- Je t'accompagne, lui proposai-je en prenant un rythme à côté de lui.

Il me regarda avec étonnement, mais n'insista pas. Au fond de moi, je savais qu'il n'était pas idiot et devait se douter que cela avait un rapport avec le fait que je n'avais pas spécialement envie de retrouver ma mère à la maison en train d'allaiter son fils. Ce n'était pas la seule raison, je n'avais pas aimé la tournure de ma discussion avec Castiel et j'avais été agacé. Et lui aussi. Je savais que quand il était énervé, il était plutôt enclin à faire des bêtises idiotes qu'il regrettait ensuite. Autant lui couper l'herbe sous le pied.

- Mélodie, je ne sais pas si tu as remarqué, mais ton petit frère a les mêmes yeux que toi c'est assez troublant, m'avoua Lysandre.

Je clignai plusieurs fois des yeux. Pourquoi me disait-il cela ? Il y avait toujours une idée bien réfléchie derrière les actes de Lysandre, et c'était sûrement la raison pour laquelle je l'appréciais autant. Sans savoir pourquoi, cette information m'arracha un sourire. Je me promis d'aller vérifier une fois à la maison, il fallait avouer que je n'avais finalement pas vraiment eu le temps de profiter de Timéo. Pour être honnête, je n'avais toujours pas emmagasiné l'idée que j'avais un frère, j'avais d'ailleurs l'impression qu'il me faudrait un peu plus de temps.  

Et Dieu créa Mélodie... entre deux pauses pipiWhere stories live. Discover now