Chapitre 26 : L'électrochoc rouge

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- Salut ! s'exclama une voix alors que j'avais la tête dans les dossiers.

Je ne sursautai pas, parce que j'avais l'habitude qu'elle entre dans le bureau comme dans un moulin. Et ça me faisait plaisir en un sens, depuis que Mélodie était partie, c'était difficile d'occuper les journées chez les délégués. J'avais toujours apprécié sa compagnie, elle était présente mais pas trop bavarde. Un bon compromis de calme et de silence tout en évitant la triste solitude que je subissais entre ces quatre murs ces derniers temps.

- Tu n'es pas rentrée chez toi Sue ? la questionnai-je. Il est 18h30, tu n'avais quand même pas cours aussi tard, si ?

Elle fit le tour de mon bureau soigneusement rangé et déposa un baiser rapide sur mes lèvres en rougissant.

- Non, mais je suis allée à la bibliothèque parce que j'ai pensé qu'on pourrait rentrer ensemble. Je savais que tu serais encore là à cette heure.
- J'aurais bien aimé, mais tu te rappelles, j'ai ce rendez-vous avec le conseiller d'orientation tout à l'heure ?
- Ah. Oui, mince... soupira-t-elle en comprenant qu'elle avait attendu pour rien. Je ne peux pas rentrer aussi tard chez moi...
- Je sais, ne t'inquiète pas. C'est déjà très gentil de ta part de m'avoir attendu, lui assurai-je avec un sourire.


Je me rassis sur mon bureau et entrepris de finir de remplir les dossiers que la directrice m'avait confiés. Je devais les terminer ce soir, pour pouvoir les lui rendre au plus tôt le lendemain.
Sue se plaça derrière moi et m'enlaça de ses bras en m'observant rédiger mes observations avec le stylo à plume que j'avais reçu pour mon dernier anniversaire.

- Nath, me souffla-t-elle et je sus immédiatement qu'elle était songeuse. C'est vrai qu'il y a une fête chez Alexy et Armin ce soir ?

Et mince. Elle l'avait appris. Sûrement à cause d'Ambre qui avait dû lui cracher à la figure dans la journée, ma sœur n'aimait pas beaucoup Sue et ne s'en cachait pas. Je tentais un maximum de rester en-dehors de ces disputes, elles se vouaient une guerre à couteaux tirés que j'avais du mal à saisir.

- Ce n'est pas vraiment une fête, la rassurai-je sans m'arrêter pour autant dans ma tâche. Ils ont invité les autres pour un anniversaire en famille.
- Ils t'ont invité ? relança-t-elle et je sentais qu'elle était tendue.
- Oui. Mais je n'y vais pas, j'ai ce rendez-vous rappelle-toi.


Elle resta longuement silencieuse, et je savais que tout cela lui remuait les méninges. Depuis que je lui avais dit que j'avais embrassé Mélodie, elle se tenait le plus possible à l'écart du groupe qui, quoi qu'il arrive, prendrait toujours le parti de mon ex-assistante déléguée. Et elle n'aimait pas spécialement non plus d'ailleurs que je passe du temps avec eux, par jalousie ou par méfiance, je ne le savais pas. Elle ne me l'interdisait pas, ce n'était pas son genre, mais je voyais bien que cela la contrariait.
De toute manière, j'étais plutôt quelqu'un de solitaire, je n'avais pas de mal à me contenter de peu d'amis. Et pourtant, l'éloignement me pesait assez régulièrement et ils en venaient à me manquer. Mélodie par son omniprésence qui s'était transformée en totale absence, Alexy et sa joie de vivre qui m'en voulait de passer autant de temps avec Sue, Armin et ses concours de jeux vidéo dans sa chambre, Matt et son humour et bien entendu Iris que j'avais toujours appréciée. Je m'entendais moins bien, par faute d'affinités ou de discussions, avec les autres.
Ce groupe avait des avantages et des désavantages, je tentais d'en profiter au maximum sans en subir les inconvénients, à savoir surtout Castiel.

- J'ai croisé Mélodie dans les couloirs tout à l'heure, c'est fou ce qu'elle a changé... continua-t-elle. Quand je me rappelle la fille que j'ai rencontrée au tout début de l'année, j'ai l'impression que ce sont deux personnes différentes...
- En un sens, je trouve qu'elle reste toujours la même. Dans une version plus mature sûrement, ajoutai-je pensivement. Et avec des fréquentations moins... fréquentables.
- C'est vrai que Castiel me fiche la trouille, confirma-t-elle en posant son menton sur mon épaule. La dernière fois je l'ai à peine percuté, il a piqué une crise pas possible... Et sa façon de parler aux professeurs, je ne comprends pas.
- Comprendre Castiel relève du miracle, grommelai-je en serrant la mâchoire.


Je terminai rapidement mon travail alors que Sue restait silencieusement appuyée contre mon dos. Je n'avais jamais eu d'histoire sérieuse auparavant, et c'était agréable de se sentir épaulé. Sue était une gentille fille.
Je finis par me relever de mon bureau et par ranger les quelques affaires qui traînaient, je n'aimais pas laisser mon bureau en désordre en partant. J'éteignis les lumières et Sue me suivit dans le couloir.
Et alors que je refermai le bureau à clé, elle se pendit à mon cou et déposa ses lèvres sur les miennes chastement. Je trouvais que sa façon d'être gênée, même après tous ces mois, était tout à fait adorable. Je lui rendais toujours son baiser avec plus de force, pour lui montrer qu'elle n'avait en rien à se sentir mal à l'aise.
Notre baiser se prolongea, et j'en perdis un peu la notion du temps. Habituellement, nous évitions de nous embrasser aussi passionnément dans un lieu public mais le lycée était vide, il était tard...

- Zut ! m'exclamai-je en m'écartant soudainement. Je vais être en retard !

Je lui volai un dernier baiser avant de m'élancer dans les couloirs. La ponctualité, c'était mon truc. Ça avait toujours été mon truc. J'entendis Sue me lancer un salut dans le dos.
Une fois arrivé dans le bon couloir, je fus soulagé. Et puis une silhouette qui ne m'était pas inconnue apparut appuyée contre un mur. Elle était pendue au téléphone. Je ne pus m'empêcher de la contempler un instant. Ses cheveux d'un blond cendré étaient lâchés et encadraient son visage. Elle avait enfilé une jolie robe rose pâle aux manches longues. Je ne savais pas vraiment ce qui avait déclenché un tel changement en elle, mais elle faisait plus... Libre ? Sereine ? Ses traits s'étaient comme allégés, et aussi bizarre que cela puisse paraître, son sourire irradiait plus que jamais. En somme, il suffisait de la regarder pour voir qu'elle était heureuse.
Il m'était parfois arrivé de me demander si j'étais passé à côté de quelque chose, si par mon incapacité à interpréter les bons signaux avec elle, je n'avais pas tout gâché. C'était en partie pour cela que j'avais tenté de l'embrasser, à cette soirée. Je l'avais immédiatement regretté, Mélodie n'était pas faite pour moi et je n'étais pas fait pour elle. Elle en était sûrement venue à la même conclusion et je le voyais dans son regard. Je n'avais jamais vraiment prêté attention jusqu'à ce que cela disparaisse, mais ses yeux brillaient autrefois d'une forme d'admiration pour moi, et tout cela s'était bien fortement estompé.
Je me rendis compte qu'elle avait raccroché et qu'elle me regardait dorénavant avec incompréhension. Elle venait de m'apercevoir, et ne semblait pas s'être rendu compte de ma présence avant. Je la rejoignis en quelques enjambées.

- Mélodie ? Que fais-tu ici ? l'interrogeai-je. Tu n'es pas chez Armin et Alexy ?
- J'avais rendez-vous avec le conseiller d'orientation, m'expliqua-t-elle en lançant un regard vers le bureau où je devais me rendre. Et toi ?
- Euh... moi aussi... marmonnai-je assez embarrassé de devoir expliquer ce retard minime qui ne me ressemblait pas. J'ai eu un... contretemps. Je ne suis pas en retard dis-moi ?
- Non, non, je ne crois pas. On vient tout juste de finir. Mais je croyais que tu avais décidé d'aller en médecine ? Tu as changé d'avis ?
- Disons que je me suis rendu compte que mon père y était pour beaucoup dans cette décision.


C'était un euphémisme. Mon père me répétait depuis ma plus tendre enfance que les études parfaites pour moi étaient l'école de médecine. Que je me devais de devenir chirurgien, c'était comme cela que j'allais réussir ma vie. Toute tentative de discussion se terminait toujours par un « de toute façon, je sais ce qui est mieux pour toi » ou encore « nous avons besoin d'un médecin dans la famille ». Je m'étais bêtement laissé convaincre, jusqu'à ce que je me découvre une passion pour l'écriture et le journalisme. Et c'était cela que je voulais faire, il me fallait juste le courage de suivre ma voie.

- D'accord, bon désolée mais il faut vraiment que j'y aille, lança-t-elle en me coupant dans mes pensées. Ou Alexy va me transformer en bouillie. Tu vas voir, il est vraiment sympa, m'assura-t-elle comme pour me rassurer.

Elle paraissait réellement pressée, je n'insistai pas et me contentai d'un petit sourire alors qu'elle partait à la vitesse de l'éclair. Mélodie était comme moi sur ce point, nous aimions tous les deux la ponctualité. Le retard était une bien trop grande source de stress. Au moment où elle disparut de mon champ de vision, un homme d'un certain âge sortit du bureau brutalement. Il jeta des regards dans tous les coins, cherchant clairement quelqu'un du regard, avant de finalement s'arrêter sur moi.

- Vous n'auriez pas vu une jeune fille blonde ? Elle a oublié son portefeuille sur mon bureau, m'apprit-il en me présentant ce dernier pour appuyer son propos.

Mince ! Si je me dépêchais suffisamment, j'avais sûrement la capacité de la rattraper. Je lui expliquai brièvement la situation avant de m'élancer à la poursuite de Mélodie. Je traversai plusieurs couloirs sans croiser personne et je commençai à songer à faire demi-tour. Je sortis du lycée et je finis par apercevoir sa belle chevelure au loin. Elle était en train de traverser le passage piéton pour rejoindre la rue en face du bâtiment. Je me mis à courir pour rejoindre la rue à mon tour.

- Mélodie ! m'exclamai-je en me stoppant sur le bord du trottoir juste en face d'elle.

Elle continuait à marcher obstinément, l'air pensif. Il me fallait l'intercepter maintenant, elle allait traverser une nouvelle rue et j'allais la perdre de vue. Je réitérai mon appel, plus fort cette fois-ci. Et alors que je croyais qu'elle allait se stopper et se rendre compte de ma présence, elle continua sa marche rapide en descendant du trottoir sans même regarder la route. Je n'y prêtai pas attention au départ et continuai d'agiter son portefeuille pour lui faire comprendre qu'elle l'avait oublié.
Je vis rapidement sur son visage qu'elle ne comprenait pas ce que je faisais là. Je n'eus pas le temps de tenter d'être plus clair, j'aperçus finalement cette voiture rouge qui fonçait droit sur elle sans avoir l'air de vouloir ralentir. Et quand le conducteur sembla se rendre compte de ce qui se passait, je compris immédiatement que c'était trop tard. Je me mis à hurler, pour tenter de l'avertir dans un fol espoir, mais au moment où le son s'échappa de ma gorge son corps était déjà projeté en l'air. Je portai une main à ma bouche, horrifié, en laissant tomber par terre son portefeuille. La voiture la percuta en plein milieu de son corps, qui se tordit affreusement alors que je regardais ce spectacle, impuissant. Loin de rouler contre le pare choc, elle fut projetée au loin avec force.
Ses cheveux blonds volèrent un instant dans le vide, comme pour adoucir la violence de la scène. C'est à ce moment-là, à cet instant suspendu, que je retrouvai peu à peu conscience et partis en courant dans sa direction. Je ne la quittai pas des yeux et j'eus le temps de voir sa tête percuter violemment le béton. Je ne réussis plus à respirer. Chance de survie d'un piéton en cas de choc à 60km/h : 20%.
Je la rejoignis en un rien de temps, me laissant tomber à ses côtés sur le sol.

- Mélodie ! lui hurlai-je en espérant qu'elle me répondrait.

Du sang se mêlait à ses cheveux, et le spectacle était horrible. Sa robe était déchirée, et sa peau était lacérée de griffures et d'égratignures. Mais ce n'était rien, rien du tout. Le pire était cette poitrine qui refusait de se soulever, ce silence terrible et morbide. Mes mains tremblantes surplombaient ce corps sans vie et il me fallut plusieurs secondes, les plus longues de ma vie, avant d'être capable de finalement réagir.

***

- Non mais elle fait quoi au juste ? s'agaçait Alexy qui faisait les cent pas. Elle m'avait dit dix minutes !
- Ca en fait huit, grommela Nora qui se limait les ongles sur le canapé des Delessage.
- Mais quand Mélodie dit dix, ça veut toujours dire six, ou sept tout au plus.


Je dus reconnaître qu'il n'avait pas tort. Mélodie avait tendance à toujours surestimer son temps pour être sûre de ne pas arriver en retard. C'était une qualité qui m'était fort utile, j'avais au contraire tendance à toujours oublier l'heure. Faute de concentration.
J'étais confortablement installé dans un des fauteuils du salon, contemplant tout ce beau monde. Les jumeaux étaient chanceux, ils avaient une belle famille les entourant. Leurs oncles et tantes s'étaient déplacés, et aussi leurs grands-parents. La grand-mère paternelle des jumeaux était une vraie force de la nature, elle s'était immédiatement bien entendu avec Castiel. Ils s'étaient toisés comme deux bêtes sauvages pendant un instant, et je n'avais pas eu besoin que Castiel parle pour savoir ce qu'il avait pensé lors de leur premier échange de regard. Qu'il détestait les vieux. Et puis elle l'avait rejoint sur la terrasse alors qu'il fumait, je les avais vus discuter en grognant et finalement rire. Et je n'avais encore une fois pas été étonné, j'avais perçu tout de suite en elle ce quelque chose qui plairait à Castiel. Je crois qu'il l'avait définitivement adoptée quand elle avait ressorti les vieux albums photo des jumeaux. Il ne s'était pas gêné pour immortaliser avec son téléphone une bonne partie des clichés pour son dossier spécial « au-cas-où-les-jumeaux-me-les-brisent ». J'avais tenté, par culpabilité, de l'en empêcher mais j'avais essuyé un large échec.

- Alexy chéri, où est donc Mélodie ? intervint à son tour Lucy, la mère des jumeaux. Ce n'est pas dans ses habitudes d'arriver en retard.
- Je vais tenter de la rappeler, elle va m'entendre la blondinette ! déclara-t-il en se saisissant de son téléphone.


Tout le monde se mit alors à rire. Nous savions pertinemment que Mélodie était la faiblesse d'Alexy, il était tout bonnement incapable de réellement s'énerver contre elle.
Il posa son téléphone sur l'oreille, les sourcils froncés. Rapidement, de l'incompréhension se dessina sur son visage. Incompréhension qui se transforma presque immédiatement en inquiétude.
Il obtint tout de suite mon attention. Les autres ne semblèrent pas réagir, mais c'était comme si j'avais senti que quelque chose clochait. Je me raidis sur le fauteuil et mes deux mains se posèrent sur les accoudoirs.

- Direct répondeur, marmonna-t-il en laissant retomber son bras mollement. Ce... C'est bizarre.
- Peut-être qu'elle n'a plus de batterie ? suggéra Violette timidement.
- Mélodie n'a jamais plus de batterie, réfuta Matt qui s'était lui aussi relevé. Elle a son truc là, son chargeur transportable.
- Ou alors elle a raccroché direct en voyant que c'était Alexy, c'est pas une hypothèse si improbable, proposa Nora à son tour d'un air songeur.
- Très drôle, railla sèchement Alexy qui ne déridait pas.
- A tous les coups elle s'est fait choper son portable ! ragea Castiel en se relevant du canapé. J'vais la chercher !


Il épousseta sa veste en cuir et se stoppa en me regardant. Je me relevai et nous n'eûmes pas besoin d'échanger de mots. Je ne montrai pas mon inquiétude, parce que si je commençais à le faire, Castiel allait se rendre compte que j'étais réellement angoissé et se mettre à paniquer. Je lui lançai un mince sourire, pas trop grand pour qu'il ne sente que je n'étais pas sincère, mais pas non plus inexistant pour le rassurer. Il sembla se détendre et prit la direction de la porte.
J'étais en train de sérieusement penser aux hypothèses possibles : elle avait pu en effet se faire voler son téléphone, elle avait pu tomber et le casser ou encore fait une mauvaise manipulation. Cependant, j'avais tout de même une petite boule dans l'estomac qui ne se contentait d'aucune de ces possibilités. Mélodie répondait toujours à son téléphone, surtout lorsqu'elle savait qu'elle risquait d'être en retard. Nous allions faire le chemin jusqu'au lycée pour tenter de l'intercepter, en espérant qu'il s'agissait d'une simple méprise.

- Je vous accompagne, décida Matt en nous suivant.

Castiel ne prit même pas la peine de réagir. Je posai une main sur l'épaule de Matt et je ne m'attendais pas à le sentir aussi tendu. Avait-il lui aussi le même mauvais pressentiment que moi ? Nous échangeâmes un regard silencieux. Je tentai de le rassurer, nous étions sûrement en train de nous faire du souci pour rien. C'était généralement ce qui se passait, et je n'aimais pas paniquer sans raison valable. Cela ne nous avancerait en rien pour retrouver Mélodie.
Sur le chemin, je me contentais de les suivre sans vraiment regarder où j'allais. J'étais encore trop perdu dans mes réflexions pour réussir à m'y retrouver de toute manière. Je ne réussis à prendre conscience de mon environnement que lorsque j'entendis des sirènes de pompier et que je vis des lumières bleues et blanches très vives. Nous marchions depuis déjà cinq minutes et étions arrivés au lycée à un rythme rapide. Je n'y avais même pas prêté attention.
Je sentis mon pouls s'accélérer. Il y avait des barrières de police placées sur la route. Je tentai d'être raisonnable, de me forcer à éviter de penser aux pires hypothèses, mais le fait que Matt et Castiel s'élancent en même temps vers les voitures bloquées ne m'aida pas. Je restai impassible, en les regardant poser des questions aux personnes présentes avec agitation. Je me contentai de suivre la conversation de loin, et je n'eus pas besoin d'y être, ni de les entendre, pour comprendre que je n'avais pas envie de savoir ce qui s'y disait. Castiel était en train de s'énerver, violemment, et Matt commençait à faire les cent pas en regardant le ciel. Ils finirent par revenir vers moi, et je n'avais toujours pas bougé, pas prononcé un mot.

- Ils disent qu'une fille blonde a eu un accident, annonça Castiel qui était fou de rage. Ils l'ont emmené à l'hôpital. Ces connards ne savent même pas son nom putain ! Apparemment, elle était accompagnée d'un autre gars blond. J'sais pas s'il y a une seule de ces têtes de con qui est compétent. Et merde !

Il donna un coup de pied violent dans un des petits plots sur le trottoir. Ce dernier frémit sous le choc.

- Lysandre, c'est grave. Putain Lys, ils ont dit des trucs, c'est grave, répéta Matt dont le visage était tordu de douleur et d'inquiétude. On fait quoi ? Ça se trouve c'est pas elle, ça se trouve elle est arrivée chez les jumeaux, on se fait un film pour rien. La meuf de l'accident, c'est grave. C'est bien trop grave pour que ce soit elle, pas vrai Lys ?

Je tentais d'analyser la situation, de prendre la décision la plus cohérente. Je pris la parole pour la première fois depuis plusieurs heures.

- Nous allons nous rendre à l'hôpital, et téléphoner à Alexy en chemin, annonçai-je alors que mes deux amis hochaient lentement la tête.

***

Nous étions arrivés au centre hospitalier comme trois pauvres hères. Alexy avait totalement paniqué au téléphone quand nous lui avions expliqué la situation, Mélodie n'étant toujours pas arrivée chez eux. J'avais réussi à le contenir et à lui persuader de rester là-bas tant que nous n'avions pas plus d'informations.
J'avais décidé de prendre les choses en main en arrivant à l'accueil. Castiel était dans un état de nervosité tel que les passants se retournaient à son passage, et Matt réagissait comme un enfant en pleine crise. J'étais doué habituellement pour concentrer ces deux forces et les tempérer, mais là j'avais beaucoup de mal à me calmer moi-même. Je m'apprêtai à me diriger vers la réception pour quémander des informations mais Castiel me bouscula soudainement pour rejoindre la partie salle d'attente où étaient disposés des sièges et des bancs pour faire patienter la famille et les patients.
Je compris immédiatement ce qui lui avait pris quand je l'aperçus prendre un blond le visage bordé de larmes par le col pour le soulever de sa chaise. Il le percuta ensuite brutalement contre le mur en lui soulevant toujours la chemise. Et cette fois, je compris. Pas besoin d'aller parler à l'accueil, le visage de Nathaniel, ses mains et sa chemise tâchées de sang, le fait qu'il ne repousse pas Castiel mais aussi la peur qui se lisait dans ses yeux suffisaient à me servir de réponse. Les battements de mon cœur s'accélèrent.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? gronda Castiel qui tenait toujours fermement le blond dans son étreinte.
- Je... Elle a été percutée... Ça a été si vite... bégaya Nathaniel sous la douleur de ce qui me semblait être une crise de panique. Elle ne respirait plus. Je... Je lui ai fait un massage cardiaque le temps que les pompiers arrivent, je savais pas quoi faire d'autre, mon dieu. Je ne savais pas comment réagir, je ne sais pas. Elle respirait plus, plus de pouls... Je ne sais pas... C'est ma faute...


Au moment où Nathaniel avait prononcé le mot « massage cardiaque », Matt était tombé les genoux contre le sol à côté de moi. Ses yeux se perdaient dans le vide et il semblait totalement perdu. Il n'avait encore jamais été confronté à la mort, même ses grands-parents étaient encore tous en vie. C'était comme s'il s'était pris un gros choc sur la tête. Il se prit la tête entre ses mains, et je sus qu'il refusait d'entendre la suite.
Quant à moi, je ne savais pas. Je ne savais pas. Pour la première fois de ma vie, j'étais incapable de trouver les mots pour caractériser une situation, une émotion. Comment exprimer à l'aide de simples mots que ma belle-sœur était entre la vie et la mort ? Y avait-il des mots pour exprimer cela ? La littérature me sembla alors redescendre dans mon estime et je me sentis en colère parce que non, il n'y en avait pas. Il n'y en avait pas parce que personne n'était supposé risquer de mourir à cet âge, parce que ces émotions-là ne se décrivaient pas, c'était tout bonnement impossible.

- Elle est où ?! hurla Castiel qui avait lâché Nathaniel dont il ne tirerait plus rien pour aboyer à son tour sur la réceptionniste.
- Monsieur, à moins que vous ne soyez de la famille, je ne peux vous donner plus d'informations, refusa-t-elle.
- Vous le voyez là, ce gars avec les cheveux blancs comme un cul ? s'agaça-t-il en me désignant. C'est son putain de frère ! Alors maintenant vous nous dites où elle est et ce qu'elle a parce que je vous jure que vous n'avez aucune putain d'idée d'à quel point je peux être inventif, ok ?!


La fille cligna des yeux plusieurs fois, plutôt chamboulée. Elle se reprit cependant rapidement, elle devait avoir l'habitude des gens difficiles. En temps normal, j'aurais réprimandé Castiel, je lui aurais conseillé d'être calme et d'arrêter d'agresser cette pauvre fille qui n'avait rien à voir avec cet accident. Mais j'étais totalement incapable du moindre mouvement. Il me faudrait me contenter des « j'aurais ».

- Ecoutez, elle est en service de réanimation. Il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, je suis navrée... Je n'ai pas plus d'informations que vous, tenta-t-elle de le calmer. Nous avons appelé ses parents, attendez donc dans la salle sagement, je sais que c'est dur mais...
- Vous ne savez rien du tout putain ! s'écria-t-il en tapant du poing tellement fort qu'il fit trembler toute la plate-forme.


Le service de réanimation ? Je déglutis. Ça ne sentait pas bon, pas bon du tout. C'était le service où les patients les plus mal en point étaient placés.
Je fus clairement rassuré de savoir que Philippe allait arriver, il avait toujours été un homme de toutes les situations. Et c'est d'ailleurs ce qui avait plu à ma mère. Et là, il fallait quelqu'un pour réfléchir et se montrer capable de gérer la situation avec calme. Parce que j'en étais incapable.
Je m'attendais à ce que Castiel parte, à ce qu'il fuie comme il pouvait en avoir l'habitude, mais il se laissa tomber sur une des chaises en fulminant. Je n'en fus pas tellement étonné, et je le voyais tenter de faire passer ses nerfs et sa peur en exprimant toute la colère dont il était capable.

- Putain ! Arrêtez de nous fixer comme ça bande de cons, elle est pas morte ! hurla Castiel à l'attention de la salle.

Je me rendis soudainement compte que les gens présents dans la salle nous regardaient avec cette pitié qui me blessa profondément. Nous avions la tête de ceux qui venaient de perdre un proche.
J'étais toujours debout, et Matt sur le sol. C'était comme si nous étions incapables de bouger, que nous comptions attendre dans cette même position, que le temps devait s'arrêter tant que quelqu'un ne nous avait pas expliqué la situation. Evidemment, ce n'était pas le point de vue de Castiel qui avait déjà du mal à tenir sur sa chaise sans gigoter. Cette ignorance, cette attente, ce n'était pas pour lui. Soit il allait se mettre à fuir, soit il allait réagir. Et je savais déjà qu'il réfléchissait sur la deuxième option. Ses yeux vagabondaient dans tout le service, et quand il aperçut que la voie dans le couloir était largement dégagée et que la dame de l'accueil s'éloignait dans une pièce qui devait servir de réserve, il se saisit de l'occasion. Il ne me consulta pas et se saisit de mon bras fermement avant de me tirer pour m'entraîner dans un couloir en direction du service de réanimation.
Matt ne releva même pas la tête, il était en état de choc. En temps normal, j'aurais trouvé quoi lui dire. Je le savais que « j'aurais ».

- Castiel, ça ne sert à rien... commençai-je difficilement pour tenter de le convaincre de renoncer au plan qu'il avait déjà échafaudé.
- Je reste pas là à attendre. Je refuse de me poser le cul sur cette chaise en attendant sagement qu'ils nous le disent. Je refuse ok ?! N'essaye même pas de m'en empêcher.


« Qu'ils nous le disent ». Lui aussi ne trouvait pas les mots justes, ou alors il refusait de les prononcer.
Sachant qu'il n'y avait plus rien à tenter, je me contentai de le suivre silencieusement alors qu'il passait discrètement dans un couloir en tirant régulièrement sur les rideaux pour séparer les lits des patients dans le but de tenter de trouver Mélodie. A chaque fois que nous croisions des membres du personnel, il faisait mine de parler de sa grand-mère décédée avec un air qui les incitait à ne pas lui poser de questions, ou alors il prétendait chercher un docteur. Avec n'importe qui d'autre, ce cinéma n'aurait pas fonctionné. Mais Castiel y était habitué, et il connaissait l'hôpital. A cause de sa mère. Il connaissait le service de réanimation et savait ce qu'il impliquait. C'était là qu'elle était morte, et c'était sûrement pour cela qu'il refusait de rester inactif, comme si cela aurait changé quelque chose avec sa mère qu'il soit présent.
Heureusement pour nous, nous ne croisâmes que deux infirmières en chemin. Je fus d'ailleurs étonné de ne rencontrer aucun médecin.
Et je compris pourquoi lorsque je les découvris tous attroupés dans une même pièce, à s'agiter autour d'un lit où pendait une chevelure blonde qui m'était familière. Elle avait des engins l'aidant à respirer placés tout autour de sa tête, et un médecin appuyait frénétiquement sur sa poitrine dans un massage cardiaque violent qui me glaça le sang. Elle ne réagissait pas aux stimulations, son corps se secouait comme un pantin désarticulé.
Castiel se stoppa totalement, arrêta sa course poursuite folle qui l'aidait à rester sain d'esprit. Il passa ses deux bras derrière sa tête et son visage se tordit dans une grimace de douleur affreuse. Le mien, de visage, n'en exprimait pas autant, l'explosion se déroulait à l'intérieur.

- Et merde, on la perd encore ! Amenez le défibrillateur ! hurla un médecin qui était penché sur elle.

Le sol commença à tanguer sous mes pieds. Mélodie. Mélodie. Tu ne peux pas nous faire ça. Tu n'as pas le droit de mourir.

- Vite ! reprit un autre docteur qui agitait les mains vers la machine.

J'avais l'impression de me retrouver dans ces séries médicales que Mélodie affectionnait particulièrement. Les médecins ne prêtaient pas attention à nous, ils avaient bien plus grave sur les bras. Pour une fois dans ma vie, j'eus envie de m'agiter, j'eus envie de perdre mon sang-froid. J'eus envie de me diriger vers eux et de me mettre à crier à plein poumon qu'ils ne pouvaient pas la laisser partir, qu'elle n'avait même pas dix-huit ans, qu'elle avait encore bien trop de choses à vivre. Qu'elle n'avait pas fini de venir me ramener mon carnet de nouveau égaré sur mon lit, de regarder Christina Cordula à la télévision, qu'elle n'avait pas fini son devoir de philosophie de la semaine dernière, ou encore de me voler mes rasoirs. Bon sang, j'avais même réussi à ne pas oublier de lui enregistrer le dernier film de Hugh Grant qui était passé à la télévision. Ce n'était pas possible.
Mon regard était vissé sur la salle, vissé sur ces machines qui peinaient à enregistrer les battements de son cœur.
J'étais en train de céder à la panique, et lorsque retentirent les premiers bruits d'électrochoc dans la salle, je retins mon souffle, n'arrivant plus à respirer, alors que Castiel lâchait un râle.
Je jetai un regard vers Castiel, j'étais terrorisé. Et le mot était faible, c'était comme si tout mon monde ne pendait plus qu'à un fil maintenant. Ce qui allait se passer dans cette salle, ce qu'allait afficher ce fichu cardiogramme allait bouleverser ma vie toute entière. Et je ne le voulais pas, je le refusais.
Le visage de Castiel ne m'avait jamais semblé transmettre autant d'émotions. Et pourtant, j'étais passé professionnel pour traduire ses pensées. Mais là, il suffisait de suivre la ligne froissée de ses sourcils pour y voir la colère, de contempler ses dents s'enfonçant dans sa lèvre inférieure pour comprendre sa peur, de se plonger dans ses yeux gris s'obscurcissant au rythme des secondes pour saisir son inquiétude et sa peine. Il n'était plus qu'émotion, que tension. Et lui non plus, ne respirait plus dorénavant. Seul le verdict des médecins importait.

- Bon sang ! Que faites-vous là tous les deux ? s'écria une infirmière qui venait de nous apercevoir. Comment vous avez fait pour arriver jusqu'ici ? Vous venez voir l'un des patients ?

Aucun de nous ne répondit, nous avions les yeux rivés sur ce corps féminin qui subissait les coups du défibrillateur et qui se soulevait de plus en plus brutalement à chaque nouveau choc.

- Il faut que vous alliez patienter dans la salle d'accueil, comme tous les autres, tenta-t-elle de nous dire calmement.

Elle m'observa un instant et elle comprit que je ne serais clairement pas le plus difficile à faire partir. Elle posa alors une main sur le bras de Castiel pour obtenir son attention. Ce dernier se dégagea rapidement sans quitter la salle du regard. L'infirmière fit une nouvelle tentative, plus rude cette fois-ci en le poussant avec ses mains sur le torse.

- Lâchez-moi ! Il faut que... Il faut, bégaya-t-il avec une voix si tremblante que je me demandais s'il s'agissait de la sienne.

Il continua à se débattre et j'avais l'impression qu'il était sur le point de craquer. Je ne savais pas ce dont il était capable, sûrement autant de pleurer que de se faire du mal, ou de détruire tout ce qui se trouverait sur son passage. Je n'eus pas le temps de réfléchir plus longuement puisque l'un des médecins finit par éloigner l'engin du corps de Mélodie. Le silence se fit, presque solennel. Même l'infirmière arrêta ses tentatives de repousser Castiel pour s'intéresser au dénouement. J'expirai lentement la dernière bouffée d'air qu'il me restait en attendant, impassible, la déclaration du médecin.
J'eus le temps de me faire dans ma tête le pire des scénarios. Si le docteur annonçait le décès, la douleur que j'avais réussie à maîtriser grâce à cet espoir qui me tordait le ventre prendrait le dessus et je serais incapable de contrôler celle de Castiel. Et encore moins celle des autres. Je savais contrôler les émotions pourtant, j'aimais les toucher du doigt, les expérimenter et tout rendre sur le papier. Mais là, tout serait différent. Absolument tout. Je n'avais pas envie de subir cette émotion, pas celle-là, je n'avais pas envie d'écrire dessus, encore moins de tenter de la contrôler.
J'imaginais déjà avec une facilité déconcertante le visage tordu de chagrin de Philippe, la rage que ça allait provoquer chez Castiel. Iris serait déboussolée et Alexy perdrait cette joie de vivre qui le caractérisait. Je pouvais anticiper les réactions de tout le monde, même celle de Matt qui serait inconsolable. Mais la mienne ? Comment réagirais-je ? Qu'allait-il se passer pour moi ? Je n'en avais aucune idée. La seule chose qui comptait, c'était de ne pas perdre de vue cette chevelure blonde qui se distinguait parmi tout ce bleu des vêtements du personnel de l'hôpital. Cette chevelure blonde ne pouvait pas s'éteindre. Je n'eus soudainement plus envie d'entendre ce que s'apprêtait à dire le médecin. Ne pas savoir laissait le luxe du doute, me permettait d'espérer. J'avais encore besoin d'espérer. Tout était allé si vite, je n'avais pas pu réfléchir, je n'avais pas pu analyser la situation sous toutes les coutures, réfléchir aux possibilités, être calme, écrire ce que je ressentais. Je n'avais eu le temps de rien, alors il n'était pas temps de me l'annoncer.
Et pourtant, la déclaration du médecin trancha l'air sans que je n'aie pu y changer quoi que ce soit.

- Nous avons un pouls.

Je pris une grande inspiration.  

Et Dieu créa Mélodie... entre deux pauses pipiOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz