Chapitre 29 : Des allers et retours

911 92 9
                                    


- Bonne nouvelle, lança l'infirmière avec un sourire à mon encontre. Les scans sont plutôt bons, tu vas enfin pouvoir sortir de ce lit et recommencer à circuler dans un fauteuil, et même à remarcher doucement. Tes côtes se remettent bien, et les médecins ne voient plus de risque pour toi. Tu as toujours mal quand tu respires ?

Je hochai la tête lentement. Chaque respiration était douloureuse, comme d'appuyer sur une blessure qui n'était pas encore cicatrisée.

- C'est normal, m'assura-t-elle sans se départir de son ton rassurant. Ce qui est plus compliqué, c'est ce qui concerne ta mâchoire Mélodie. Comme tu le sais déjà, nous avons posé une ligature métallique afin de maintenir ta mâchoire en place et éviter qu'elle ne bouge pour que tes os se rétablissent correctement. Les médecins sont plutôt optimistes pour ce qui est de ton rétablissement, mais le docteur Martin a sûrement sous-estimé le temps de guérison. Il serait plus question d'un mois supplémentaire.
- Un mois ?! intervint mon père qui pressa mon bras plus fort. Elle est déjà ici depuis trois semaines. Elle ne peut pas parler, son alimentation est entièrement liquide, et ses mouvements sont plus que limités. Où est le docteur Martin ? Il nous avait affirmé qu'il ne lui faudrait qu'un mois de rétablissement !
- Il a été appelé pour une urgence, il devrait revenir dans la soirée pour tout vous expliquer plus en détail. Et vous parler de la rééducation qu'il va falloir effectuer.
- Mais pourquoi avoir repoussé le délai ? Quelque chose ne va pas ? Si c'est le cas, vous êtes tenus de nous le dire. Je refuse que vous...
- Monsieur, calmez-vous, reprit l'infirmière en levant ses deux mains comme un signe de paix. Je sais que vous êtes inquiets, que vous avez peur pour votre fille, mais il n'y a rien de grave. Elle va bien. Tout va bien. Le docteur Martin prend simplement des précautions, pour être sûr de l'entier rétablissement de la mâchoire. Il prendra tout le temps nécessaire pour vous expliquer cela ce soir, je vous l'assure.


Mon père secoua la tête pour seule réponse, c'était la réponse la plus positive qu'elle pouvait espérer recevoir. Elle sembla le comprendre et nous salua une dernière fois avant de quitter la pièce. Je sentis mes yeux me piquer, elle venait de m'ajouter trois semaines de calvaire. Parce que c'était exactement ce que c'était, un calvaire. Mes journées étaient mornes, vides et douloureuses. Chaque mouvement était difficile, même si je sentais néanmoins une nette amélioration au fil des jours. Je tentai alors de m'accrocher au seul point positif de son discours pour ne pas craquer, j'allais enfin pouvoir sortir de mon lit selon ma propre volonté. J'avais eu le droit à quelques tentatives de marche, à des déplacements, mais je n'étais pas autorisée à le faire quand j'étais seule, je devais impérativement être assistée de l'équipe médicale. Ce début d'autonomie était la preuve que je commençais à me rétablir, et j'avais besoin de cette petite note positive dans ma journée. Je m'y accrochais comme à une bouée de sauvetage.

- Je vais chercher tes amis, m'annonça mon père en se dirigeant vers la porte. Je vais aller faire un tour pour vous laisser un peu entre vous. On se retrouve ce soir avec le docteur Martin. Si tu te sens fatiguée, n'hésite surtout pas à leur demander de te laisser un peu seule, d'accord ma puce ?

Je lui adressai un petit sourire de confirmation, j'étais bien trop lasse de hocher sans arrêt la tête comme une potiche. De toute manière, mon père n'en demandait pas plus, il était simplement toujours un peu réticent à l'idée que tous mes amis se déplacent en même temps pour me tenir compagnie. Il n'était pas contre le fait que j'échappe à ma solitude, mais considérait que la présence d'une dizaine d'adolescents surexcités dans ma chambre d'hôpital risquait de me provoquer trop de stress. Il n'arrivait pas à comprendre que c'était la seule once de joie de toute ma semaine, de voir les uns et les autres débarquer dans ma chambre pour m'aider à m'occuper. Et Dieu sait que j'étais un boulet, totalement incapable d'entretenir une discussion. Ce n'était pas un problème pour Alexy, Rosalya ou Matt qui étaient de véritables moulins à parole et qui se suffisaient largement à eux-mêmes dans la discussion. Mais cela devenait plus complexe quand il était question de Lysandre, de Violette ou encore de Nathaniel. Lysandre ne s'était toujours pas décidé à m'amener son fichu livre, je commençais à me demander s'il ne s'était pas décidé à tuer mon personnage et que c'était pour cela qu'il avait des réticences à me le montrer. Violette venait me dessiner, ou alors tenter de me donner des cours de dessin, ce qui était très fastidieux. Et Nathaniel me ramenait les cours.
Ils avaient tous trouvé un bon rythme, se relayant pour venir à mon chevet. Mais mes moments préférés étaient bien entendu ceux où ils décidaient de venir en groupe. C'était bien plus facile pour moi, je ne culpabilisais pas d'être aussi inutile et silencieuse. Je me contentais de les regarder se chamailler et je savais alors que j'arriverais à tenir une semaine de plus.
J'entendis tout un festival de bruits en tout genre dans le couloir et ils défilèrent les uns après les autres dans ma chambre, s'installant naturellement sans interrompre leurs discussions à leurs places habituelles. Je remarquai immédiatement que Castiel était absent. Je ne comprenais pas le silence et la distance qu'il avait instauré ces derniers temps, et je sentais que je commençais à bouillonner de colère. Ce n'était vraiment pas le moment pour me faire une crise de panique sur notre relation ambiguë, sur ses potentiels sentiments. J'avais bien d'autres choses en tête, et j'étais folle de rage de savoir qu'il n'arrivait pas à mettre tout cela de côté pour me soutenir dans cette difficile phase de ma vie.

- Héé ! S'exclama Matt en s'allongeant sans plus de cérémonie dans le lit à côté de moi. J'ai appris la bonne nouvelle ! Alors comme ça la petite Mélodie va pouvoir marcher toute seule ? Félicitations ! Si j'avais su cela plus tôt, j'aurais ramené un gâteau.
- Tu lui parles comme si elle avait six piges, se moqua Kim qui se tenait toujours debout.
- Pas loin.


Alexy se positionna comme d'habitude sur le siège à côté de ma table de nuit, il se laissa tomber avec lassitude et lâcha un profond soupir. Je me mis à le regarder de travers en me rendant compte qu'il n'avait toujours pas ouvert la bouche depuis qu'il était arrivé.
Je n'eus pas le temps d'approfondir ma réflexion car je fus interrompue dans mes pensées par un brusque mouvement du lit qui souleva mon dos douloureusement.

- Oups, s'excusa Matt en reposant à la hâte la télécommande du lit.
- Combien de fois on t'a dit de pas toucher à ça ? le gronda Nora en lui filant une claque sur la main. T'es un vrai gamin c'est pas vrai ! Qu'est-ce qu'il y a d'exceptionnel là-dedans ? T'appuies sur le bouton du haut, ça monte, et sur celui du bas, ça descend. Tu ne t'en remets toujours pas après trois semaines ?


Il lui lança un regard sombre digne des plus grands films d'horreur. Nora leva ouvertement les yeux en guise réponse.

- Mél, je t'ai ramené le disque dur avec les films dont on avait parlé dessus, m'informa Armin qui s'approcha à son tour de mon lit. J'ai débranché quelques prises de la télé comme ça tu peux le connecter tranquillement. En espérant que les infirmières n'aillent pas fourrer leur nez là-dedans, et surtout pas celle avec le mono-sourcil qui me fiche la trouille.

Mon Dieu. Quel amour. Je savais le temps qu'il avait dû passer à me graver les films, et il ne se rendait pas compte à quel point je lui en étais reconnaissante. S'il me fallait encore regarder un nouvel épisode de « Petit secret entre voisins », je n'étais pas sûre de pouvoir conserver toutes mes facultés mentales. Je tendis les bras avec émotion et déposai un énorme baiser sur sa joue en guise de remerciements.

- Bien que j'aime que tu me donnes l'impression d'être un Pokémon légendaire, il faut rendre à César ce qui appartient à César. Alexy m'a filé un gros coup de main.

Je remuai en direction de l'intéressé pour obtenir son attention. Il releva mollement le regard, comme s'il portait le malheur du monde sur ses épaules, ou alors qu'il était totalement dans les vapes, et j'insistai pour le serrer dans mes bras. Il fit un petit mouvement en direction de mon lit et m'étreignis rapidement avant de retourner à ses réflexions. J'attendis patiemment quelques minutes que les autres reprennent leurs discussions entre eux et que le brouahaha ambiant fasse son apparition pour lui tirer une de ses mèches bleues en lui coulant un regard inquiet.
Il me fit une grimace avant de geindre comme un gosse.

- Mél, je lutte contre ma nature, me confia-t-il doucement. Je lutte tellement.

Je lui lançai un nouveau regard interrogateur. Parfois j'avais réellement l'impression qu'il venait d'une autre planète.

- J'ai besoin d'un conseil là ! Je viens d'apprendre le truc le plus énorme, le plus impossible, le plus aberrant de tout l'univers. Mais apparemment, c'est supposé être un secret, mais je peux pas. Bon sang, je peux pas garder ça pour moi, j'y arrive pas. J'arrive pas à garder les secrets. Et encore moins celui-là ! ajouta-t-il en faisant des gros yeux et en agitant ses mains dans tous les sens. C'est comme une bombe à l'intérieur de mon corps. Je suis dans le même état de choc que si j'avais croisé Jésus en train de marcher sur l'eau dans les toilettes du lycée. C'est même un cataclysme encore plus gigantesque que ça ! J'suis au courant depuis seulement trois jours et j'y pense tout le temps ! Tout le temps Mélodie ! Rha ! Je suis qu'un gros con. J'aurais jamais dû pousser mes recherches plus loin, surtout pas alors que tu me l'avais déconseillé. Mais pourtant tu le savais, tu le savais bien qu'il ne faut jamais rien me déconseiller de faire ! Sinon je fais l'inverse ! Et merde Mélodie, t'es aussi fautive que moi là-dedans ! Mais j'en reviens toujours pas, j'en reviens toujours pas. J'ai rien vu venir, et pourtant j'ai toujours des intuitions pour voir ce genre de trucs c'est juste pas possible que j'ai laissé ça passer, je suis celui qui est doué dans ce groupe... Comme pour repérer un pantalon levi's en solde... Je suis avant-gardiste, je suis toujours avant-gardiste ! J'en reviens toujours pas...

Bon sang, et dire que j'étais incapable de lui dire de se taire. Il mélangeait toujours tout dans ses phrases quand il commençait ses délires. Je lui filai une claque sur le haut de la tête pour le faire redescendre sur terre, faute de pouvoir prononcer un mot.

- Non, mais c'est trop gros. C'est un secret trop gros pour moi, faut que je te raconte !

Je lui fis immédiatement les gros yeux en secouant la tête de gauche à droite et en me bouchant les oreilles. Non, non. Hors de question d'être impliquée d'une quelconque manière dans ses manigances. Et pourtant, une curiosité terrible me prenait le ventre. Je ne l'avais jamais vu dans un tel état de choc.

- Fais pas l'enfant ! grommela-t-il en tentant de retirer mes mains sur mes oreilles.
- Alexy ! entendis-je soudainement gronder un peu plus loin.


Je levai les yeux pour découvrir Iris qui avait rougi comme jamais. Elle était très en colère.

- Dans le couloir, maintenant, ordonna-t-elle en pointant du doigt la sortie.

Alexy rentra la tête dans les épaules mais s'exécuta sans même émettre une petite protestation. Je devinais assez facilement que le secret dont ce dernier avait voulu me parler devait concerner Iris, et qu'Alexy était sûrement allé fouiner dans sa vie sentiment contre mon avis. Qu'avait-il découvert de si exceptionnel pour mériter tant d'excitation ? Ceci dit, Alexy était d'un naturel excité, ça ne devrait pas m'inquiéter outre mesure. Et pourtant, le regard qu'ils avaient tous les deux échangés continua de me perturber pendant assez longtemps après qu'ils aient quittés la pièce. Pourquoi Iris ne voulait-elle pas m'en parler ?

- Castiel arrive, annonça Lysandre qui avait tout juste relevé la tête de son téléphone.

Il y eut comme un énorme silence dans la pièce, et tous les visages convergèrent vers moi, comme pour s'assurer de ma réaction. Encore une fois, quelque chose m'échappait. Pourquoi est-ce que tout le monde s'était-il ligué pour m'exclure de toutes les discussions ? Etais-je donc en train de manquer tant de choses clouée dans ma chambre d'hôpital ?
Je leur lançai un regard plein d'incompréhension mais je n'eus que des yeux détournés en guise de réponse.

- Bon, faut que j'y aille moi, annonça Matt en se relevant soudainement.

Tout le monde sembla hocher la tête unanimement. Je lançai un regard à l'horloge, il n'était là que depuis une petite heure. Tout ça parce que Castiel arrivait ? S'était-il disputé avec tout le groupe ? Avait-il fait une nouvelle connerie ? Ils me saluèrent tous chaleureusement, et je fronçai les sourcils pour montrer mon agacement.

- Désolée Mél, me lâcha Véra en déposant un baiser sur mon front de ses lèvres pulpeuses, il nous a piqué une crise pour éviter qu'on crache le morceau. C'est un truc qui ne peut pas venir de nous. Arrête de tirer cette tête, tu vas finir avec la même tronche ridée que la directrice !

Je lui offris un léger sourire, pour la remercier de son honnêteté, et dardai les autres de mon regard menaçant.
Je fus très rapidement seule. Bon sang, je détestais cela. J'avais l'impression que je ne supportais plus la solitude. En tout cas bien moins qu'au début de l'année. Comment cela allait-il se passer une fois que j'aurai quitté le lycée ? J'entendis quelqu'un toquer à la porte, je me raidis instantanément.
Cependant, quand j'aperçus des mèches blondes apparaître derrière la porte, je ne pus retenir un sentiment de mi-déception, et mi-contentement. Il s'agissait de Samuel, mon petit voisin de chambre seulement âgé de huit ans. Il était hospitalisé depuis quelques semaines à cause d'une tumeur que les docteurs lui avaient retirées au niveau de l'estomac. Il était totalement hors de danger mais devait comme moi rester coincé dans l'établissement pour des mesures de sécurité. Il venait régulièrement dans ma chambre pendant la journée, il s'asseyait dans mon canapé pour jouer sur sa console, ou pour regarder la télévision avec moi. Il ne parlait pas énormément, mais était d'une compagnie vraiment agréable. Je l'aidais aussi parfois dans ses exercices de mathématiques.
Quand ses beaux yeux noisette se posèrent sur mon visage, il retint un gloussement.

- T'as du rouge à lèvre sur la tête ! m'apprit-il en me pointant du doigt ouvertement.

Je portai une main sur mon front et découvris avec amusement que Véra y avait laissé une grosse marque de maquillage. Je frottai frénétiquement en espérant faire disparaître toute trace de rouge. Pendant ce temps, Samuel prenait ses aises, comme d'habitude, et était déjà en train d'inspecter le disque dur qu'Armin m'avait ramené.

- Il y a les films dont on a parlé dedans ? me questionna-t-il les yeux pétillants d'espoir.

Je hochai la tête en guise de réponse et son sourire s'illumina d'autant plus. Ce gamin avait une vraie bouille d'ange, c'était indéniable. Cet aspect était accentué par les taches de rousseur sur ses pommettes mais aussi par la rondeur enfantine de ses lèvres.

- Ouais ! Spiderman ! s'exclama-t-il en faisant des bruitages étranges avec sa bouche. Et dis, dis, Mélodie, demain matin on pourra regarder Spiderman ?

Il s'était relevé et se tenait devant mon lit le disque dur entre ses deux petites mains. Il semblait soudainement monté sur ressort et gesticulait pour obtenir mon attention. Je lui levai mon pouce en l'air pour accepter sa proposition et il sautilla d'avantage.

- Je pourrai ramener mon exercice ? J'ai pas réussi à le faire et maman a dit qu'il fallait pas que je sois trop en retard par rapport aux autres élèves de la classe. J'aime pas quand maman explique, je préfère quand c'est toi.

Je m'apprêtai à prendre mon ardoise pour réussir à discuter avec lui plus simplement, mais un nouveau venu fit à son tour son entrée dans la pièce, et j'en oubliai un peu cette histoire d'exercice.

- Quel succès auprès des gosses Mélodie, me fit remarquer Castiel avec un sourire. Ils sont tous amoureux de toi dans le service ?
- N'importe quoi ! s'insurgea Samuel en croisant les bras contre son torse et en levant le menton d'un air effronté. C'est pas mon amoureuse Mél d'abord, moi j'ai pas d'amoureuse. C'est celui qui dit qui l'est.
- T'as le nez qui s'allonge Pinocchio, répliqua Castiel. Tu crois que je t'ai pas vu mater la petite fille au bout du couloir la dernière fois ?
- T'es une grosse nouille, s'agaça le petit en rougissant. Et t'es pas gentil.
- Merci, on me le dit souvent. Tu ferais mieux de filer, y'a l'infirmièrezilla qui te cherche pour ta piqûre dans les fesses et elle a pas l'air de super bonne humeur, si tu veux mon avis ton cul et toi vous devriez avoir peur.


Samuel lâcha un long gémissement et s'élança en dehors du couloir avec la grâce et la délicatesse qui caractérisaient les enfants de son âge. Lorsque le son de ses pas sur le carrelage s'évanouit, un silence gênant s'installa à son tour dans la chambre. Je n'osais pas vraiment lever les yeux vers lui, parce que je ne savais pas comment me comporter : devais-je être énervée ? L'interroger ? Faire comme si de rien était ? Toutes les solutions avaient une part d'avantages et de désavantages, et j'étais incapable de trancher. La seule chose dont j'étais sûre, c'était cette distance qu'il avait soudainement instauré. Alors qu'au début de mon hospitalisation, il venait systématiquement s'installer à côté de mon lit, il resta aujourd'hui debout à plusieurs mètres loin de moi. Qu'est-ce qui avait donc changé ?

- Faut qu'on parle d'un truc, lâcha-t-il d'un ton grave qui me brisa le cœur.

Bon sang, ce gars allait finir par me rendre barge. Pourquoi m'infligeait-il cela ? Est-ce qu'il n'avait toujours pas assez confiance en moi pour se confier ? Pour se laisser aller ? Avait-il fini par prendre conscience que je ne valais peut-être pas la peine de tous les efforts qu'il devait faire pour aller contre sa nature de loup solitaire ? En tout cas, ce qui était sûr, c'était que la phrase qu'il venait de me servir n'augurait rien de bon. C'était toujours la phrase typique qui entamait une rupture, ou tout du moins un sujet de discorde. Mais nous n'étions pas un couple. Ou alors je n'en avais pas l'impression. Après tout, un couple était basé sur le fait que deux individus acceptaient consciemment d'entretenir une relation. Dans notre cas, il n'y avait ni acceptation, ni conscience. Il y avait peut-être ce que l'on pourrait considérer comme un début, mais rien qui pouvait avoir matière à l'effrayer, enfin, ce n'était pas l'impression que j'avais.
Il ne me lâchait plus de ses prunelles grises déstabilisantes. Chaque parcelle de sa peau me semblait plus dure. Je me détestais intérieurement de trouver cette inaccessibilité plus sexy encore.

- Tu te rappelles que je bosse dans des bars le soir ? me lança-t-il soudainement.

Je clignai plusieurs fois des yeux, perplexe. Et moi qui m'attendais à recevoir une longue tirade ferme et dure qui allait m'expliquer de A à Z pourquoi il ne pouvait pas s'engager, pourquoi il refusait de ressentir quoi que ce soit. Voilà qu'il me parlait de son boulot à mi-temps. Cela n'avait aucun sens. Il n'attendit pas ma réponse pour enchaîner.

- Un des soirs après avoir fini ma tournée du soir, un gars à la cinquantaine super coincé du cul est venu me parler. Il m'a posé plein de questions barbantes et personnelles, alors je l'ai envoyé chier en lui disant d'aller se cuire un œuf plutôt que de me demander si je vivais encore chez mes parents. Au début, il m'est un peu tombé sur la tronche et a commencé à me sortir la tirade habituelle de la politesse, et puis alors que je m'attendais à ce qu'il se casse après avoir répété à quel point j'étais un individu grossier, il m'a filé sa carte. C'était un producteur de musique. Et pas n'importe lequel, un américain, James Dylan. Juste le gars qui a sorti de l'ombre un bon nombre de groupes de rock que je vénère. Le lendemain, j'étais à son agence. Il m'a fait passer une sorte de casting, il cherche un guitariste pour un groupe de rock qu'il a découvert. J'ai la gueule de l'emploi, il m'a direct présenté au groupe. Et ça a bien collé, ils sont aussi perchés que moi, si ce n'est plus.

Je lui fis un regard étonné, et puis un grand sourire. C'était ce dont il avait toujours rêvé, de former un groupe de rock et de gagner sa vie simplement grâce aux notes qu'il réussissait à faire sortir de sa guitare. Quand il jouait, il était lui-même. Et pas le Castiel cherchant à tout prix à se protéger, il n'avait pas besoin de son armure en béton avec la musique. Elle ne risquait pas de le trahir. C'était la musique qui l'aidait à tenir debout depuis toutes ses années. Sa distance me sembla alors d'autant plus incongrue, j'aurais voulu le féliciter comme il se doit, plutôt que de l'observer de loin avec un pauvre sourire qui ne reflétait pas à quel point j'étais contente pour lui.

- C'est un américain, répéta-t-il en conservant cette même expression de gravité. Son studio d'enregistrement est en Californie. Il veut qu'on parte d'ici la fin de la semaine, le groupe et moi. Je signe un contrat de huit mois avec la maison de disque.

Californie ? Huit mois ? Maison de disque ? J'assimilais petit à petit la totalité des informations, en sentant une terrible boule monter le long de ma gorge. Où serais-je exactement dans huit mois ? J'entamerais ma rentrée dans l'établissement que j'aurais choisi pour poursuivre mes études. Et je ne l'aurais pas vu depuis huit mois. Huit mois. Presque une année entière.

- J'ai failli me casser comme le connard que suis, sans venir te voir. J'ai failli. Je voulais pas de scène, je voulais pas te le dire, pas qu'on se tombe dans les bras l'un de l'autre, qu'on se dise des conneries qu'on restera en contact pendant tout ce temps, et puis que je dise au revoir. Ca me dégoûtait rien que d'y penser. Mais ça me dégoûtait encore plus de partir comme un voleur. C'est sûrement ce que j'aurais fait il y a encore quelques mois, mais j'ai trop souffert des gens qui se cassent sans dire au revoir.

Je gardai le silence, comme si j'avais réellement le choix de toute manière. J'encaissai chacune de ses répliques, en conservant un visage impassible. Mais ce n'était qu'une façade, il était en train de me déchirer les entrailles. Il partait ? Il avait encore une fois un train d'avance sur tout le monde, il quittait le lycée, faisait ses au revoir, et prenait la direction de la vie adulte. Je ne m'étais pas préparée, je n'étais pas prête. J'étais supposée avoir plusieurs mois avant de faire face au départ des uns et des autres, plusieurs mois. Plusieurs mois.

- Tu sais bien que je me fous du Bac Mél. Je m'en contrefous. Cette opportunité, c'est la chance d'une vie. Je m'éclate comme un dingue pendant les sessions. Je pourrai faire ça toute ma vie. Je peux pas la laisser passer, ça me tuerait.

Une boule dans ma gorge. Etait-ce un au revoir ? Refusait-il de garder contact ? Je n'y comprenais rien, ou alors peut-être que je n'en avais pas envie. Même si nous nous étions rapprochés seulement cette année, il avait toujours fait partie de mon quotidien, et ce depuis le jardin d'enfant. Toujours. A croire que les toujours étaient faits en réalité pour avoir une fin. J'étais aussi tellement frustrée, tellement frustrée de cette relation qui prenait fin sans même qu'on ait pu lui donner une chance. Rien, le néant, voilà ce qu'il allait laisser derrière lui.

- Les autres étaient déjà au courant depuis plusieurs jours. J'ai mis du temps avant de finir par cracher le morceau, le seul qui savait depuis le début c'était Lysandre.

La conversation téléphonique mystérieuse de Lysandre me revint à l'esprit. Toute cette histoire expliquait facilement son air à la fois tellement mélancolique et en même temps satisfait. Lysandre et Castiel, c'était sûrement l'une des plus grandes histoires d'amour du groupe. Je comprenais maintenant l'air absent que Lysandre affichait ces temps-ci. Je devais ressentir la même chose. Tiraillée entre de la joie, de la joie qu'enfin la vie finisse par sourire un peu à Castiel, et puis la tristesse. Oui, c'était clairement de la tristesse. Je ne m'imaginais pas passer des heures à parler avec lui au téléphone, ou lui envoyer des petits messages entre deux cours, à entretenir une relation épistolaire de l'autre côté de l'Atlantique. Ce n'était pas Castiel, il ne vivait pas ainsi, il vivait au jour le jour. C'était ce qu'il tentait de me dire. Mes yeux me piquaient soudainement terriblement. Je repensais à tout ce que nous avions pu traverser ensemble cette année, à tout ce qu'il m'avait fait ressentir, à ce qu'il m'avait permis d'accomplir. Sans lui, je serais peut-être encore accrochée au cou de Nathaniel, à me cacher derrière mes fiches de cours, à attendre que les choses se fassent plutôt que de tenter de les déclencher par moi-même. Et je voyais que de mon côté, je lui avais apporté certaines choses aussi. Il était plus calme, et plus réfléchi en un sens qu'il ne l'avait jamais été. Je l'avais vieilli, il m'avait rajeuni. Nous nous étions presque retrouvés dans un équilibre parfait. Mais ce presque était de trop. Et si nous n'avions jamais été vraiment faits pour être ensemble ? Et si tout cela n'avait servi qu'à nous faire évoluer, mais que nous étions maintenant arrivés à un point où nos chemins devaient se séparer ?
Je me mordis la lèvre parce qu'il n'aimerait pas me voir pleurer. Il le détesterait. Bon sang, c'était bien trop dur.
Je sentis soudainement une tension sur ma main droite, qui s'était instinctivement refermée. Je levai les yeux pour constater qu'il avait franchi les quelques mètres qui nous séparaient. Le contact de sa main sur la mienne semblait me dire l'inverse de ce que son visage tendu et glacial exprimait.

- Fais pas cette tête, tu vas enfin être débarrassé de moi tu devrais être contente. Toi qui n'arrêtes pas de me répéter que j'suis un boulet.

Oh oui, il était un sacré boulet. Le pire boulet de ma vie sûrement. Mais c'était un boulet que j'avais appris à apprécier porter, et qui semblait s'alléger de plus en plus au fil des mois qui s'étaient écoulés. Je ne voulais pas me détacher de mon boulet, c'était comme d'enlever les petites roues du vélo. Ma nouvelle vie était faite pour qu'il y ait sa place, je m'étais faite une raison. Pourquoi est-ce qu'au moment où je commençais à l'accepter, fallait-il qu'il parte ? C'était comme le dernier de ces sales coups, le dernier coup de gueule, la dernière connerie. Cette conversation avait un bien trop goût de « dernier ».

- Tu vas rencontrer un petit blondinet qui fait des putains de calculs mentaux d'x², et de fonctions de j'sais pas quoi. Ce sera bien plus simple pour toi. Et pour ton père aussi quand j'y pense, avec moi il finirait par perdre tous ses cheveux.

Il se pencha sur ma tête et déposa, tout comme Véra, ses lèvres sur mon front. Son contact me fit l'effet d'une bombe dans l'estomac. Mes bras s'agrippèrent à ses épaules et je ne sus contenir des sanglots étouffés. Je cachai ma tête dans sa nuque, alors que ses bras tombèrent le long de son corps, impuissant face au spectacle que je lui offrais. Il n'ajouta rien, mais je sentis qu'au bout d'un moment, il laissa sa tête reposer sur la mienne.
Il était gêné, je le savais, mais je n'avais pas pour autant l'impression qu'il comptait s'éloigner. C'était comme si je l'avais habitué à mon contact, qu'il finissait par se laisser approcher. En même temps, nous nous étions bien battus chacun de son côté pour en arriver là. Ca ne pouvait pas se finir comme ça, il allait partir, il allait oublier, tout oublier.

- Te fais pas de fausses idées, j'ai pas fini de rendre la vie impossible à ton abruti de frangin. Enfin, s'il m'oublie pas pendant tous ses mois. Il en est capable ce gros con. Mais bon, tu me connais, je vais m'assurer qu'il en soit incapable, je vais lui laisser une photo de moi à poil sous son oreiller. Il pensera à moi le soir comme ça.

Il se détacha de moi et pris les quelques mètres de sécurité qu'il avait l'habitude d'assurer. Je le vis farfouiller soudainement dans une de ses poches de veste pour en tirer un tissu jaune avec des légers pois marron. Il me le lança en pleine figure sans ménagement. Au début, j'eus pour première pensée qu'il s'agissait d'un mouchoir, mais en l'éloignant un peu de mes yeux je constatai avec surprise qu'il s'agissait en réalité d'un slip à motif léopard. Je le lâchai rapidement avec une grimace sur le visage.

- J'ai aussi pensé à toi, ne sois pas jalouse. J'te laisse mon slip porte-bonheur, t'en auras plus besoin que moi, ricana-t-il comme l'abruti qu'il était et qu'il resterait sûrement. T'inquiètes pas, il est propre. Enfin, il me semble.

Je lui balançai un des coussins qu'il esquiva aisément d'un coup de hanche sur la gauche.
Son rire rauque et impétueux raisonna encore quelques instants dans la chambre. Quand le silence se fit, l'ambiance légère qu'il avait instauré me sembla bien loin, et il avait repris cet air sérieux et distant. Je savais qu'il allait partir.

- Mél, je repasserai pas, m'annonça-t-il en passant une main dans sa chevelure rouge sang. Je veux pas éterniser les adieux, et encore moins en faire une scène de théâtre pathétique. Il fallait juste que je te dise un truc. Je pouvais pas partir sans t'avoir remercié du rôle que t'as joué dans ma vie depuis que ma mère s'est tirée. Je suis persuadé que je serais en train de décuver dans le cinquième bar d'affilée de la journée si t'avais pas joué le rôle de babysitter avec moi. Matt, Lysandre et toi, vous avez été un putain de soutien. J'oserai jamais l'avouer aux deux autres, parce qu'ils prendraient la grosse tête, mais je te le devais bien. Merci pour tout, et je peux te promettre que je vais casser la baraque aux Etats-Unis, on va en entendre parler du Castiel, ça j'peux te le dire ! Et toi, toi, je veux plus jamais que tu laisses les autres te dire ce qui est mieux pour toi. Sinon je serais foutu de revenir pour t'assommer avec ma gratte. Les autres ne pourront jamais tout comprendre. Pigé ?

Je hochai lentement la tête, ne le lâchant du regard pour tenter de m'imprégner de toute sa gestuelle. Il me fit alors un petit salut militaire en guise de réponse, et me tourna le dos avec les mains dans les poches, toujours dans cette attitude de rockeur torturé qui lui collait bien trop à la peau.

- On se retrouve dans un an Miss-Parfaite. Et t'as pas intérêt d'être devenue la secrétaire de l'autre blondinette de délégué ! lâcha-t-il une dernière fois et je sus qu'il souriait.

Quand sa silhouette disparut dans le couloir, j'expirai tout l'air qui était resté bloqué dans ma poitrine depuis une dizaine de minutes. Je me sentis plus vide que jamais. Un sanglot monta le long de ma gorge, et je laissai reposer ma tête contre mon oreiller pour pleurer. C'était le début. Le début d'un long ballet d'au revoir. Et celui-là avait un goût bien trop amer.  

Et Dieu créa Mélodie... entre deux pauses pipiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant