Chapitre 3

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JESSIE


Je n'en mène pas large. Aela non plus, et c'est presque pire, car peu de choses parviennent à éveiller sa méfiance. À notre décharge, en un millénaire d'existence, nos rencontres avec Éléazar se comptent sur les dix doigts.

La question est donc : qu'avons-nous bien pu faire pour mériter une excursion guidée jusqu'au bureau du Roi ?

Je tente de me rassurer en me disant que notre Souverain n'en a pas après nos têtes, auquel cas il aurait envoyé cet enfoiré de Khojen faire le sale boulot. Encore que... Ce petit merdeux aboie beaucoup, mais ne mord pas des masses. Néanmoins, je sais comment il fonctionne : il aurait très bien pu avertir Éléazar de notre implication lors du combat de cet après-midi et prétendre que nous avons délaissé notre mission chez les fous de la secte. La zizanie colle à la peau de ce type et tout est prétexte à remuer la merde.

Encadrées par les trois Berserkers, ma moitié et moi arpentons l'accueil du département Ouranos dans un silence religieux. Seul le bruit de nos pas et du cliquetis agaçant du kusarigama pendu à la ceinture de Decha rompt la monotonie des lieux. Le hall d'entrée est aussi démesuré que la statue – désormais décapitée – de notre Souverain, ce qui est absolument ridicule compte tenu de l'unique bureau installé ici. Le parquet verni s'étale sur des dizaines de mètres carrés et rehausse le blanc immaculé des murs. Pas un cheveu sur le sol, pas la moindre tâche sur la peinture, pas un bruit parasite. Net, propre, efficace. Glacial, austère, silencieux. À l'instar du secrétaire général, tiré à quatre épingles derrière son bureau, l'air aussi constipé qu'à l'accoutumée.

— Decha ? souffle tout à coup la voix d'Aela, à ma droite. Est-ce que tu sais pourquoi on est là ?

Le Berserker jette un regard à mon amie, par-dessus son épaule, sans cesser d'avancer. Ses yeux noirs la détaillent un instant ; un soupçon de sourire flotte sur ses lèvres. Je ne parviens pas à déterminer s'il s'amuse de la situation ou si son esprit tordu imagine simplement s'envoyer en l'air avec Aela à la fin de la soirée. Leur relation m'échappe quelque peu. Ma moitié est trop indépendante et teigneuse pour envisager quelque chose de sérieux avec ce type, et lui n'est qu'un séducteur avide de sang frais qui ne s'encombrera jamais de sentiments. Mais ils baisent comme des lapins, alors j'imagine qu'ils ont trouvé une sorte d'équilibre.

— Aucune idée. Khojen nous a dépêchés pour vous ramener en insistant lourdement sur le caractère urgent de la mission, mais il n'en a pas dit plus. Pour être franc, je n'ai pas non plus cherché à lui tirer les vers du nez. Ce gosse me sort par les yeux.

Decha se détourne et laisse une Aela frustrée dans son sillage. J'avoue qu'après la journée pénible que nous venons de vivre, j'aurais moi-même préféré poursuivre la soirée au Bâtiment. Je l'aurais conclu entre les bras de mon adorable Sören ; c'était d'ailleurs très bien parti avant que ce crâneur de Decha se pointe la bouche en cœur pour nous amener ici. Je sens encore le regard brûlant du beau guerrier sur moi, alors que je faisais dérailler les humains les uns après les autres. Rien n'attire plus un homme qu'une femme assurée et talentueuse. Et des talents, j'en possède assez pour le rendre fou.

Je réprime un soupir tendu. Notre escorte personnelle marque une halte devant le bureau de Silas, le secrétaire général du Roi. Le bonhomme nous détaille de haut en bas malgré sa position assise, bien trop fier de siéger à ce poste depuis des centaines d'années. Je meurs d'envie de fourrager ses cheveux gominés et d'étirer sa bouche dans un sourire. Au lieu de quoi, je lui dédie un clin d'œil grivois lorsque son regard dédaigneux glisse sur moi. Ma technique pour le faire enrager fonctionne à tous les coups : il toussote, rougit jusqu'à la pointe des oreilles et gesticule sur son fauteuil. Toutefois, ce n'est pas parce que je lui plais, bien au contraire : ce vieux pervers en a après les fesses de Franz, même s'il ne l'avouera jamais à quiconque.

MALAKS : l'Épître du RoiWhere stories live. Discover now