Chapitre 24

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AELA


Quand le comte Franz de Walsegg a demandé à Mozart de composer un requiem, il a accepté. Il avait besoin d'argent, besoin de manger, besoin de boire. Et il était capable de créer une telle œuvre. Bien sûr que son requiem serait magistral ; le plus beau d'entre tous, le seul qui traverserait les âges, les générations et les cultures sans prendre une ride. Un détail néanmoins ruinait le tableau : la terreur. Une peur sombre, vicieuse, fermement accrochée à ses croyances les plus profondes. Le compositeur était persuadé qu'une malédiction touchait tous les artistes qui créaient un chant en l'hommage des morts, et qu'elle finirait par le tuer. Au final, ce jeune homme de trente-cinq ans a hésité, longuement, tiraillé entre la faim et la peur de mourir. Puis il s'est éteint en 1791 sans avoir eu le temps d'apposer les dernières notes de sa partition.

Une question m'a toujours taraudée. Est-ce la maladie et la fatigue qui a tué Mozart dans la fleur de l'âge ? Ou est-ce la peur de mourir ?

Le plus grand génie de l'histoire de la musique serait-il mort si tôt s'il n'avait pas accepté de composer un requiem ?

Cette histoire me revient comme un écho sordide, tandis que je me trouve moi-même à l'épilogue de mon périple. J'ai tant bataillé pour éviter ce type de situation. J'ai lutté pour protéger ce en quoi je croyais ; Jessie, notre vie, notre réputation. Seulement, pareille à Mozart ; ma crainte de tout perdre m'a-t-elle, finalement, poussée au bord du précipice ?

Nul ne le saura jamais. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, la mort a des allures guerrières. L'expression des seize Berserkers qui me font face ne laisse nulle place au doute : ils sont là pour me détruire. Nous détruire.

Mon cœur se serre lorsque je réalise que j'ai échoué. Je n'ai pas su protéger Jessie. Elle va mourir ce soir, sous mes yeux, à cause de ma bêtise, à cause d'un bref moment de faiblesse. Je m'en veux plus que je ne suis capable de le dire. Mais, dans un élan d'égoïsme, j'espère encore m'éteindre la première ; l'idée de la voir morte, même une fraction de seconde, m'est insupportable.

Néanmoins, hors de question d'abandonner sans tout tenter. J'amorce un mouvement vers la main de Jessie pour nous téléporter au plus vite à des centaines de kilomètres, mais une détonation ébranle mes espérances sordides. Jessie pousse un cri de rage et de douleur mêlé et son dos percute le mur instable de la vieille bicoque. Mon cœur s'écrase dans mon estomac et un hurlement se rue dans ma gorge. Sauf que je n'ai ni le temps d'apercevoir la blessure de ma moitié ni l'occasion d'inspirer un filet d'oxygène, qu'une balle siffle l'air à nouveau et vient se loger dans mon épaule. La douleur jaillit jusque dans ma nuque et je suis à mon tour propulsée en arrière.

Non seulement le projectile ne me traverse pas, mais ce qui devrait être un bref élancement mute soudain en véritable agonie. Je trémule et hurle des jurons quand ma blessure se met à crépiter, et que d'étranges sons robotiques résonnent jusqu'à mes tympans. J'ai la sensation qu'une araignée mécanique s'amuse à tisser sa toile à l'intérieur de mon trapèze ; elle s'accroche aux terminaisons nerveuses et se plante dans la fibre musculaire avec la douceur et la dextérité d'un gamin de deux ans. À deux doigts du malaise, je plaque ma main valide sur la plaie dans une tentative d'apaisement alors qu'une sombre hilarité secoue l'assemblée qui me fait face.

Dans un éclat de lucidité, je coule un regard jusqu'à Jessie qui, pour sa part, s'est reçu le projectile en plein dans la cuisse. Elle aussi est pliée en deux et siffle des insanités libératrices, les mains plaquées sur sa blessure. Quelque part au milieu de ce tourbillon de douleur, je suis soulagée de la voir en vie.

MALAKS : l'Épître du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant