Chapitre 20

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AELA

Proverb, de Steve Reich. Une des nombreuses œuvres dont je ne parviens pas à me lasser. Une de celles qui me projettent dans un océan de béatitude, lorsque ma tête est incapable de le faire elle-même.

Je ferme les paupières et imagine la partition défiler devant mes yeux, l'esprit tantôt amarré au flot de voix féminines, tantôt remué par la rythmique constante des vibraphones qui s'épuisent en arrière-plan. Un métissage d'époque. Des orgues électriques, une polyphonie digne de Guillaume de Machaut, et la vibration cruelle des dissonances vocales qui crissent au tympan tel le frottement des couverts sur une assiette. Un mélange de styles, de sensations, d'émotions. Une œuvre magnifique, taillée à la mesure de mes propres sentiments aujourd'hui.

Parce que je nage en pleine confusion, moi aussi. Comme Reich, je tente de jongler avec mes contradictions sans rien laisser paraître. Je souris. Je suis. Je parle. J'ignore les signaux d'alerte et je me contente d'attendre, dans un calme feint, que la tornade passe. Ainsi, la tête posée sur les cuisses de ma moitié sur le canapé de notre appartement, alors qu'elle ne m'a accordé que trois mots depuis son retour de chez Braudner, j'oblige mon corps à endiguer la frustration.

Après m'avoir fait part du craquage du Viking contre son connard de voisin (le visage écorché par un rictus forcé), Jessie s'est emparée d'un bouquin quelconque et, depuis lors, simule un repos bien mérité. Elle m'a envoyé des sourires tendres lorsque je l'ai obligée à me faire une place sur le canapé, et a même joué avec mes cheveux de quelques gestes distraits. Aucune de nous deux n'est dupe, mais je nous sens en veine de gagner le palmarès de la lâcheté.

Je sais qu'il s'est passé quelque chose cette nuit – en plus du fait que le flic commence sérieusement à perdre de sa légendaire maîtrise. Et elle sait que je me contente de patienter, dans un calme très relatif, qu'elle daigne m'exposer le fond du problème. Alors voilà une heure et demie qu'elle fixe l'exacte même page de son roman, et que l'œuvre de Reich défile en boucle dans mes oreilles.

Et puis enfin, je gagne la partie.

Ma partenaire referme le livre d'un geste mesuré et le pose sur le dossier du canapé. Ses muscles sont raides et sa respiration devient irrégulière malgré tout le soin qu'elle déploie à tenter de la contrôler. L'atmosphère semble s'épaissir à vue d'œil dans notre petit appartement. Je relève les yeux vers elle, sans daigner me redresser, et me contente d'ôter mes écouteurs.

— J'ai couché avec Victor.

Sur le moment, je reste silencieuse. Peut-être suis-je anesthésiée par la musique qui engourdit ma tête depuis plusieurs minutes. Peut-être qu'une part de moi s'attendait à une telle déclaration, un jour ou l'autre. Quoi qu'il en soit, je me contente d'absorber la vague de douleur qui se propage dans tout mon corps, pareille à une ville charcutée par une tornade, qui attend que ça passe en s'accrochant à ses fondations. Puis je me redresse et braque mon regard sur la table basse. Celui de Jessie me suit, et je la sens à deux doigts de l'implosion.

— Avec quel Victor ?

Ma moitié laisse quelques secondes d'incrédulité s'égrainer entre nous, avant de me répondre d'une voix vacillante :

— Comment ça ?

— Avec quel Victor as-tu couché, Jessie ? Celui qui te fait des blagues, qui est adorable du soir au matin, ou celui qui tabasse son voisin sans aucune raison ?

Elle se fige et ce nouvel état de pause m'oblige à dévier vers elle. Elle pâlit quand je pose un regard dur dans le sien, si bien qu'elle ne parvient pas à le soutenir plus de deux secondes. La nuque en feu, le souffle court et le cœur battant, elle place une main sous sa cuisse pour épargner son index, et semble chercher des yeux une ultime échappatoire.

MALAKS : l'Épître du RoiWhere stories live. Discover now