Chapitre 5

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AELA

Je m'emmerde. Et comme j'ai la patience d'un hyperactif dopé à la cocaïne, j'expulse ma frustration dans de longs soupirs que ma moitié s'emploie à ignorer. Jessie et moi sommes planquées dans une allée proche de l'entrée du bar Titicaca depuis une bonne heure. Ma diablesse de moitié surveille d'un œil attentif l'arrivée de nos deux « rencards » mortels, un sourire confiant vissé aux lèvres. Juchée sur des escarpins Louboutin, les courbes soulignées par sa robe vintage rouge carmin, elle a relevé ses cheveux dans un chignon volontairement approximatif et maquillé ses yeux d'un trait d'eye-liner. Elle a sorti le grand jeu – et je ne parle pas seulement de son décolleté époustouflant. Elle ressemble à une pin up, créature d'un autre temps et sorte de personnification ultime de la féminité. À côté d'elle, moulée dans mon débardeur basique, mon short en jean et mes sandales de cuir, je me fais l'effet d'être un petit garçon prépubère. Mais peu importe. Ce n'est pas à moi de séduire le grand nordique qui nous sert de cible. Et je soupçonne Jessie d'être, d'ailleurs, un tout petit peu trop emballée par cette soirée.

Voilà vingt bonnes minutes que nous scrutons l'arrivée des deux policiers. Comme il nous est interdit de nous montrer visibles à un trop grand nombre d'humains, nous nous sommes accordées sur l'idée d'ajouter le fameux Eliott, partenaire de Braudner, à la liste des heureux mortels capables de nous voir. Tant pis pour sa pomme, il passera pour un cinglé lui aussi, à parler à deux femmes imaginaires.

Seulement, pour éviter d'apparaître à leur regard comme par magie, nous devons les repérer avant qu'ils ne nous repèrent eux-mêmes. Ainsi, c'est inutile d'espérer les attendre à l'intérieur du bar.

Cette mission me gonfle prodigieusement, en vérité. Je suis honorée que Jessie et moi ayons été mandatées par le Roi en personne, mais je ne suis pas une putain d'actrice. Prendre forme humaine pendant si longtemps m'épuise, et être obligée d'endosser le rôle de l'Inspectrice Chaton est à deux doigts de me donner de l'urticaire. Certains diraient qu'il me faut voir ça comme un défi, un challenge qui me sort de ma routine ; mais je déteste me sentir dépossédée de mes moyens. Là-dessus, Jessie est un appui considérable. Elle reconnaît la difficulté de ce qui nous est demandé, mais elle ne manque pas d'entrain et est prête à tout pour mener ce job à son terme.

Seul détail qui me chiffonne : ce Commissaire lui en a foutu plein les mirettes et elle bave d'admiration à la simple mention de son petit cul en uniforme. Si je n'avais pas une foi absolue en elle et en son professionnalisme, je m'inquiéterais d'avoir à maîtriser l'incendie que l'autre viking est capable de déclencher dans sa culotte.

— Ils ne devraient plus tarder, souffle ma moitié.

Je marmonne quelques mots que je ne comprends pas moi-même et me penche de côté pour aviser la devanture du bar.

Il n'y a pas foule en ce jeudi soir, et ce n'est pas plus mal. Le Titicaca semble être un établissement de proximité, sans grande envergure et loin d'entrer dans les critères de sélections parisiens des bars à la mode. La façade est fatiguée, cinq petits assemblages de chaises et de tables sont installés à l'extérieur pour permettre aux clients de profiter d'un verre en terrasse malgré l'étroitesse du trottoir.

La chaleur est encore suffocante en ce début de soirée – à mon sens, du moins, qui préfère la température neutre d'Helgrind – et les quelques badauds qui traversent la rue gambadent avec bonne humeur, ravis d'enfin ressortir leurs tenues d'été. Je ne peux m'empêcher de sonder les ombres avec la méfiance d'un lapin hors de son terrier. Être sous forme humaine nous rend aveugle à la dimension malak, et ça me perturbe. J'ai l'habitude de croiser nos collègues Kères lorsque nous sommes sur terre, et même si je n'en ai pas grand-chose à secouer et qu'aucun d'entre eux ne sont des amis, ne plus être capable de les voir me rend fébrile. Ainsi sous forme humaine, il en faudrait peu, finalement, pour qu'on en oublie l'existence de notre propre monde.

MALAKS : l'Épître du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant