Chapitre 10

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AELA

Sören est mort. Une balle dans la tête et hop, rideau. Deux cents ans que je le connaissais, et en une phrase, il n'est plus. C'est presque ironique, pour des Anges de la Mort, de s'attrister de la disparition d'un proche. Seulement, c'est le cas. Sören a disparu, définitivement. Et ça fait mal.

En préférant devenir malak, on s'expose à pire que la mort. Parce que chez les humains, elle amène à un choix : celui de nous rejoindre ou de passer le Portail. Et même si je n'ai aucune foutue idée d'où il mène, ce fameux puits de lumière, j'ai une certitude : l'âme survit. Pour toujours. Alors que sur Helgrind, elle est susceptible de disparaître. Un accident, une blessure, et elle regagne le rien, le néant, l'oubli. Elle cesse d'être, tout simplement ; et c'est une idée insupportable à concevoir.

La main de Jessie serre la mienne avec force. Je sais qu'elle se retient de se dépouiller ce qui lui reste de peau au niveau de l'index, alors je supporte la douleur de sa poigne sans ciller. Devant nous, le corps de notre ami est exposé à qui veut bien le voir, dans son plus simple appareil, sans fioriture. Chez les malaks, pas de maquillage ou de remodelage pour rassurer les cœurs fragiles. À Helgrind, la mort est sacrée, et on la regarde droit dans les yeux ou on ne la regarde pas du tout. Le cadavre de Sören est devenu grisâtre, ses muscles ont déjà perdu de leur tonicité, ses marques de leur magnificence. L'Ange a disparu ; ne reste de lui qu'une enveloppe vide, décharnée et incapable, qui ne sert plus à rien.

Il est allongé sur un brancard de fer recouvert de voiles noirs. À ses pieds, Lauriel. Cela doit faire six heures qu'elle n'a pas bougé. Pliée en deux à même le sol, sa main est accrochée à celle de sa moitié et sa tête percute les rambardes de son dernier lit par intermittence. Elle gémit parfois, se met à hurler brusquement, ou marmonne des phrases incohérentes qui ont l'allure d'incantations mystiques. Je ne l'ai jamais vue dans cet état, et pour cause. Elle est en train de vivre la pire chose qu'un malak puisse endurer au cours de son éternité. Elle a perdu son partenaire. Sa moitié. Une partie d'elle-même. La douleur est physique, insoutenable. La plupart deviennent fous ou bien se tirent une balle. J'ai peur pour elle et j'aimerais la protéger, mais je sais que je ne peux rien faire. Si Jessie gisait là, devant moi sur ces draps de satin, rien ni personne ne pourrait me relever. J'irais sans aucun doute me jeter dans le four à ses côtés, de toute façon.

Quand le Soigneur responsable de la cérémonie esquisse un mouvement, pour la première fois en six heures, la foule qui entoure le corps de Sören frémit. Lauriel, pour sa part, ne capte absolument rien, et demeure retranchée dans son monde de douleur.

Nous sommes dans les sous-sols de notre zone d'Helgrind. Ça pue l'humidité, l'ambiance est sombre, glauque au possible. À l'exemple des caves de grands châteaux, le sol n'est que terre battue et les murs des pierres superposées les unes sur les autres. Au fond de la pièce, un dôme de roches polies qui ressemble à un four à pizza gigantesque. Il est creusé sur vingt mètres de profondeur, et est envahi d'un gaz naturel pour alimenter les brûleurs. Notre porte des Enfers personnelle. Un gouffre de flammes qui avale le cadavre du malak et dont les restes se mêlent à tous ceux qui l'ont précédé. Pas de petit paquet cadeau à la fin de la crémation, pas de cendres jetées du haut d'une falaise ou rendues à un jardin bien entretenu. Pas de tombe. Juste le rien, l'absence, l'intangibilité du souvenir.

Le Soigneur se penche sur Lauriel, lui souffle quelques mots à l'oreille. Il est temps, et elle ne parvient pas à le supporter. Ses hurlements ricochent contre les parois froides de la cave et ma gorge se serre. Je ne verse pas une larme ; je n'en ai jamais versé une seule en mille ans d'existence sur Helgrind, sans même me forcer. Jessie non plus. Elle se crispe pourtant, ses doigts achèvent de réduire les miens en bouillie, mais son regard est droit, froid, inflexible. Elle s'est retranchée derrière son mur de béton armé qui la protège de tout, et surtout de la douleur. Ce n'est pas le premier de ses amants qui se fait avaler par le four, mais Sören était sans conteste le plus spécial d'entre tous.

MALAKS : l'Épître du RoiWhere stories live. Discover now