Chapitre 18

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AELA

Lorsque Jessie m'a appelée, j'étais en plein débat avec quelques ploucs du service Moros, qui refusaient catégoriquement de lancer une recherche au sujet des Kères affectés au Boucher de Paris. Leurs règles sont strictes, et si le Roi en personne ne les y autorise pas, eux-mêmes ne sont pas en droit de fouiller dans les dossiers de leurs collègues pour satisfaire leur curiosité. À l'appel de ma moitié, j'étais donc déjà en proie à un agacement certain, face à une bande de guignols qui, manifestement, ne s'inquiètent pas outre mesure de savoir qu'un duo de malaks se la joue hippie en épargnant les victimes d'une mort violente. Autant dire que le timbre de sa voix à travers le combiné, qui transpirait la nervosité et flirtait dangereusement avec la panique, n'a pas arrangé mon état.

J'ai coupé court à la discussion – qui n'en était pas vraiment une de toute façon – pour me téléporter dans notre appartement. Puis j'ai attendu. Longtemps. Suffisamment longtemps, de fait, pour envoyer chier la voix de la raison et ouvrir les digues à l'inquiétude. Au bout de trois quarts d'heure, j'ai sanglé ma hache autour de mon buste et me suis téléportée jusqu'au service Gioll. J'ai failli étrangler tous les Passeurs lorsqu'ils m'ont certifié que Jessie était revenue sur Helgrind et n'en était pas sortie depuis.

Une fois sur le parvis du département, seule, j'ai contemplé la place centrale qui me faisait face, un goût amer au fond de la gorge. Pour la première fois, cette zone que je côtoie depuis un millénaire, mon refuge, ma maison, m'a profondément terrifiée. Une angoisse insidieuse s'est éparpillée sous mes veines à l'idée qu'il soit arrivé quelque chose à Jessie. Chaque ombre revêtait l'allure d'un monstre fantomatique, chaque sifflement de vent dans les buildings devenait menace.

Incapable de rester en place, j'ai tenté de relativiser en imaginant que Jessie ait souhaité s'enquérir de l'état de Lauriel avant de me rejoindre (une idée qui n'avait aucun sens, mais j'étais à court d'options). Je me suis donc téléportée devant sa porte d'entrée, et ai frappé trois coups secs. À l'heure actuelle, elle pivote sur ses gonds, et je fais face au regard embrumé de mon ami Franz.

— Qu'est-ce que tu fous là, Aela ? On avait convenu que...

— Est-ce que Jessie est ici ?

Il fronce les sourcils, interloqué.

— Non, je...

Comme je suis d'une nature invivable et qu'à mon tempérament habituel est ajoutée une sacrée dose de peur, je n'écoute pas sa réponse et m'avance dans le petit appartement de fonction. Il est agencé exactement comme celui de Jessie et moi – ils le sont tous – au détail près des meubles récemment éventrés et de la panoplie d'armes accrochées au mur. Pire qu'un ordinaire repère de Berserkers : le lieu est habité par une malak qui vient de perdre sa moitié. Effroi, tristesse et violence sont devenus des émotions palpables dans l'atmosphère.

J'ouvre toutes les portes à la volée, accompagnée des exclamations effarées du gratte-papier.

— Mais arrête ! Tu vas réveiller Lauriel ! Jessie n'est pas ici, je te dis !

— Qu'est-ce qui se passe ?

Je referme le battant de la douche d'un geste brusque puis me tourne vers la propriétaire des lieux. Lauriel a le teint grisâtre, des cernes lui tombent sous les yeux comme des valises, et son allure générale n'a plus rien à voir avec la malak pétillante que j'ai connue pendant des siècles. Elle me dévisage d'un œil morne, éteint, sans pouvoir faire disparaître le fond d'agressivité qui bande les muscles de sa nuque en permanence depuis la mort de Sören.

MALAKS : l'Épître du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant