Chapitre 28

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AELA

Il y a du sang sur mes chaussures. Une goutte, fine et brillante, glisse et se perd dans les aspérités caoutchouteuses de mes semelles. Une autre est imbibée par le tissu de mes lacets. D'autres encore se regroupent, fusionnent et se répandent. Comme une bête opaque, visqueuse, la substance paraît noire quand elle s'étale sur le béton rugueux du parking... et elle grandit. Un flux infini de ténèbres et d'horreur qui devient flaque, au départ du crâne pulvérisé de Victor Braudner.

Le temps se suspend. La sidération s'écroule sur l'assemblée comme une météorite frappe la terre. Les secondes se dilatent, le silence est lourd, palpable. Et moi je fixe le cadavre du policier, avec la sensation d'avoir basculé dans une autre réalité. Comme un cauchemar étreint la poitrine et nous emprisonne dans une bulle d'épouvante électrique, je ne parviens plus à réfléchir. L'image s'imprime sur ma rétine, disperse le désespoir dans mon esprit tel un peintre frénétique qui s'acharne sur une toile. Alors peu à peu, la douleur mute, fantastique et cruelle, pour s'enraciner à ma gorge. Je m'étrangle. Je m'étrangle de culpabilité.

S'il y a un choix à faire, le corps et la vie de Victor ne comptent pas. C'est son âme que nous devons sauver. Coûte que coûte.

Et le choix s'est imposé. À peine avais-je effleuré la peau moite de transpiration du Commissaire que l'évident désastre s'est ordonné à mon esprit. Éléazar est le Kère le plus redoutable d'Helgrind. En quelques phrases, un tsunami avait ravagé les dernières fondations de la santé mentale de Victor. Sa psyché s'était écroulée, dispersée en millions de particules d'une folie acide qui, s'il y avait survécu, n'auraient laissé de lui qu'un homme brisé, incohérent, noyé dans la violence et un absurde concentré de rage. Un dément, voilà tout ce qu'il serait resté de lui.

J'aimerais pouvoir prétendre que ma décision a été prise à ce moment-là, mais c'est faux. Peu importe combien le Roi avait déjà détruit Braudner, l'unique raison de mon intervention était d'empêcher ce meurtre.

L'âme devait être sauvée. Le fléau devait disparaître à jamais. J'ai épargné l'humanité en trahissant la seule personne qui me donne envie d'exister.

Un mouvement discret, mais significatif, parvient à me faire dévier de mon immobilisme. Monstre humanoïde surentraîné à agir plutôt qu'à ressentir, j'emprisonne tout ce qui me ravage de l'intérieur derrière un mur de stoïcisme et pose les yeux sur la silhouette trémulante du flic défiguré. Il tousse, s'étrangle dans son propre sang, la mâchoire et le nez pulvérisés, et tente de rouler sur le côté. Côtes brisées, nuque et visage noircis de multiples contusions, il accorde une expression horrifiée au cadavre de son agresseur.

Alors je me relève et esquive consciencieusement le regard qui, je le sais, me détruira à tout jamais. Mon attention se mue jusqu'à Éléazar, que la stupéfaction a rendu aussi immobile qu'une statue de cire. Seuls ses yeux se braquent aux miens, et j'y vois déjà danser les flammes de sa fureur.

— Ce type est vivant. Votre fléau va passer le Portail, Majesté, et vous ne pouvez plus rien y faire.

Même si je m'y attendais, sa rapidité parvient à me surprendre. En une fraction de seconde, il se tient devant moi et ses bras me propulsent en arrière.

Sa puissance me coupe le souffle, en plus de me briser les os comme du petit bois. Je suis projetée sur une bonne dizaine de mètres et mon dos percute une voiture de plein fouet. Le pare-brise explose autour de moi, ma tête s'enfonce sur le devant du toit et le capot se plie sur lui-même comme s'il venait d'emboutir un tronc d'arbre. Sonnée, je n'ai pas le temps de reprendre mes esprits qu'Éléazar enroule ses doigts autour de mon cou.

MALAKS : l'Épître du RoiOnde histórias criam vida. Descubra agora