Chapitre 8

1K 146 108
                                    

AELA

La pluie est diluvienne lorsque j'émerge de ma cachette, seule, non loin de l'appartement de Braudner. Je viens de le quitter, en réalité, mais le flic n'en a aucune idée. J'ai passé tout l'après-midi invisible, à assister ma moitié dans son ouvrage auprès du grand nordique. Il va falloir que je mime un certain intérêt pour l'espace étriqué que son lieu de vie propose, et je pousse le vice à rester plantée sous la pluie pendant quelques minutes pour simuler un long trajet entre le métro et sa demeure.

Je déteste prendre forme humaine, putain.

Mes vêtements se gorgent d'eau et me font frissonner. Si les quelques badauds autour de moi pouvaient me voir, ils me prendraient pour une cinglée. Pas si loin de la réalité, cela dit. Je vais sérieusement virer marteau si cette mission s'éternise.

Quand j'estime ressembler suffisamment à une espèce de serpillière rousse, je m'avance en direction de l'immeuble en fausses briques qui se dresse devant moi. On est loin du côté clinquant de l'architecture haussmannienne, mais je salue l'effort tout de même. Le 14e arrondissement de Paris est un amoncellement de jolies ruelles verdoyantes, presque dépaysant quand on connaît peu la Capitale. Ici, les habitants mettent un point d'honneur à dorloter leurs relations entre voisins, et on voit surgir, de-ci de-là, quelques-unes de leurs créations collectives un peu débiles au coin des rues. Certains trouveraient ça charmant, une telle initiative au sein d'une ville comme Paris – qui est surtout connue pour n'abriter que des connards hyper-pressés. Mais moi je pense que le 14e arrondissement est surtout un quartier où tout le monde s'emmerde bien profond. Les seuls trucs un peu stylés ici sont les catacombes, alors ils font ce qu'ils peuvent, les pauvres.

Mon doigt glisse sur les touches de mon baladeur et je quitte l'harmonie singulière de La danse macabre de Saint-Saëns pour m'en aller vers les contrées de Jean Sébastien Bach. La régularité absolue de son œuvre me détend, et c'est exactement ce dont j'ai besoin pour franchir le seuil de cet appartement. Il n'y a que lui pour me calmer avant d'affronter cette soirée, et d'affronter l'insupportable humain qui complique tout.

Je suis sur le point d'appuyer sur le nom de Braudner à l'interphone lorsque l'un de mes écouteurs est arraché à mon oreille. Je fais un bond de côté et mon cœur s'écrase dans mon estomac quand je croise un regard corbeau qui ne m'est que trop familier.

Freud avance la petite enceinte vers lui, prend garde à ne pas le faire entrer en contact avec sa propre oreille. Ses mains sont gantées, ce qui, malgré la pluie, est exagéré en ce mois de mai.

Toccata et fugue, hein ?

Il repousse le fil de caoutchouc, qui se repose mollement sur mon sein. Contre mon tympan gauche, l'orgue s'agite, presque frénétique, et je crois que mon palpitant suit le mouvement. Les cheveux d'Eliott Freud sont trempés et retombent sur son front, dans un mélange de grosses et de petites boucles improbables. Il porte une simple chemise et un jean brut dans lequel – et ça me tue de l'admettre – il est beau à tomber. Son sourire en coin est vissé à ses lèvres, et je lutte déjà contre l'envie de le cogner.

— Pas très original.

— Écouter du Ed Sheeran, ce n'est pas original, répliqué-je, acide.

Il ricane pendant que j'appuie sur le bouton de l'interphone.

— Je vous imaginais plus à vous déchaîner sur du black métal, à dire vrai.

— Pourquoi ? Parce que je suis une petite chose fragile pleine de surprises ?

Je grogne plus que je ne parle. Jamais personne n'est parvenu à m'agacer aussi vite, et sans même faire d'effort.

MALAKS : l'Épître du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant