Chapitre 11

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AELA

J'ai abandonné Jessie au bras de son nordique sans gaîté de cœur. À peine avons-nous quitté les catacombes et commencé à suivre Braudner dans le reste de sa journée, complètement invisibles, que ma moitié s'est retranchée dans le silence. Nous avons assisté à sa discussion avec les parents du gosse, à la façon dont il s'y est pris pour annoncer les circonstances de son assassinat. Il en est ressorti secoué, dévasté, et aussi bredouille que de coutume. Un gamin de neuf ans, bien que bagarreur, n'avait pas d'ennemi. Et de toute façon, le Boucher de Paris ne sélectionne pas ses proies. Il tue sans état d'âme, par pulsion peut-être, de façon aléatoire.

Et un détail me chiffonne davantage de jour en jour. Le meurtrier drogue ses victimes avant de les lacérer, pour leur épargner une mort violente et douloureuse. J'ai déjà poussé la curiosité auprès du service Moros pour tenter de retrouver le duo de Kères qui se cache derrière l'esprit dévasté de ce psychopathe. L'idée a été mal accueillie : notre travail doit supposément rester confidentiel, et il n'est pas dans leur habitude – ni dans leur droit – de divulguer des informations sur les missions des malaks envoyés sur le terrain. Seulement, je ne parviens pas à m'enlever de la tête que cette situation n'a aucun sens. Assassiner des gens par dizaine, oui, pourquoi pas : le meurtre déchire l'âme humaine, et il y a peu de méthodes aussi radicales pour s'assurer un nouveau compatriote dans nos rangs. Mais pour tout Kère qui se respecte, s'il y a homicide, il est préférable de le rendre le plus violent possible, pour faire d'une pierre deux coups et envoyer quelques recrues supplémentaires à Helgrind. Je ne pige pas, mais pas du tout, pourquoi ces malaks épargnent les âmes des victimes en leur accordant une mort douce et sans douleur.

Je rumine ainsi depuis dix minutes, appuyée contre les pierres d'un des plus grands et majestueux édifices de Paris, l'antienne O rubor sanguinis d'Hildegard von Bingen dans les oreilles. Invisible (excepté aux yeux de Freud, qui se fait attendre), je lorgne d'un œil morne les touristes exaltés qui n'ont que ça à faire de leur dimanche soir que de prendre des photos de la cathédrale récemment endommagée. Tout le monde y va de son petit commentaire concernant l'incendie qui a dévasté la flèche ainsi qu'une grande partie de la voûte et de la nef le mois dernier. Je n'ai évidemment pas partagé ce véritable deuil national, parce que je n'en ai rien à foutre. Il n'y a pas eu de mort, j'en conclus que les malaks ne sont pas derrière ce malheureux accident ; aucun intérêt, en somme. Même si les mélismes hypnotisant du chant liturgique qui envahit ma tête me semblent tout à propos.

J'aurais tout de même préféré que Freud me donne rendez-vous dans un lieu moins fréquenté. Slalomer entre les corps en prenant garde à ce qu'il ne s'aperçoive pas de mon invisibilité (ce qui, ceci étant dit, n'est jamais la première explication qui vient à l'esprit d'un humain) a tendance à me scier les nerfs.

Jessie est plus tranquille, elle passe la soirée directement à l'appartement du Commissaire, ce qui ne la contraint pas à donner le change aux yeux du reste du monde. Cette idée, néanmoins, fait gronder un lourd et désagréable pressentiment dans mes entrailles ; je n'aime pas la savoir seule là-bas. J'ai confiance en elle et en son jugement, mais étant donné les récents évènements – la disparition de Sören et cette mission qui n'en finit pas – je redoute un éventuel instant de faiblesse, qui pourrait tout faire déraper.

Peut-être dois-je me contenter de suivre mon instinct et la rejoindre à l'appartement de Braudner, qu'elle le veuille ou non. Si je pose à lapin à Freud, il comprendra le message, et il n'est pas impoli au point de s'imposer chez son ami – quand bien même il prétend le contraire.

Oui, c'est la meilleure chose à faire. Je vais passer pour une chiasse surprotectrice, mais peu importe. Je ne veux pas qu'il lui arrive malheur. Je ne veux pas la voir à la place de Sören, allongée sur ce brancard aux voiles noirs.

MALAKS : l'Épître du RoiWhere stories live. Discover now