Chapitre 22

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AELA

La pitié. Voilà un sentiment désagréable. Il ne m'est pas familier, et les quelques fois où il s'est manifesté concernait toujours la mort de l'un de mes congénères. J'ai eu pitié de Lauriel lorsqu'elle a perdu Sören. J'ai eu pitié de Dobrian, quand il nous a confié les circonstances de la disparition de sa moitié. Je suis même parvenue à avoir pitié de Decha, une infime seconde, lorsque nous l'avons retrouvé hurlant sa douleur, le cadavre de Vadim serré dans les bras. Je suis capable de compassion ou d'empathie quand je suis confrontée à la souffrance de mes frères.

Mais jamais je n'ai eu pitié des mortels.

Je leur ai insufflé mon poison, j'ai ri en les regardant s'entretuer, j'ai détruit des familles et ai corrompu plus d'âmes que je ne suis capable d'en compter. Les humains ne sont rien ; des êtres futiles, éphémères, qui n'assument pas les perversités de leur cœur et qui se punissent les uns les autres au nom d'une morale qu'ils exècrent secrètement. Ils ne sont bons qu'à naître puis à mourir dans cette vaste fourmilière qui peuple la Terre.

Seulement aujourd'hui, tout est différent. J'ai pitié de l'homme en face de moi. J'ai pitié pour lui, pour Jessie, pour moi. J'ai pitié de nous, d'en être arrivés là, à cette situation invraisemblable qui va nous coûter la vie et qui a sans doute déjà pris celle de Victor Braudner.

L'être droit, souriant et pur que j'ai rencontré il y a quelques semaines semble à cette heure aussi ravagé que le visage de Christopher Roussel. Il fixe ses mains, posées sur le bureau de métal devant lui, d'un regard noyé dans plus de confusion et de désespoir qu'un être n'est capable d'endurer. Les doigts écorchés vifs et striés d'un sang coagulé qui n'est pas seulement le sien, il les déroule et enroule comme s'il en testait la mobilité. De ce geste ne s'élève que le grincement des lourdes menottes accrochées à ses poignets.

Les policiers ont rappliqué dans le supermarché en quelques minutes suite à l'appel de Gali. Si ma moitié n'a pas esquissé le moindre mouvement pour chercher à confronter cet enfoiré, ça n'a pas été mon cas. Une fois les neurones fonctionnels, j'ai foncé dans sa direction, vaine tentative de comprendre ce qui, visiblement, se joue sous notre nez depuis des mois. Mais chien d'Azraël un jour ; chien d'Azraël toujours. Passé maître dans l'art de la dissimulation, le type m'a échappé à peine cinq secondes après que je me sois lancée à sa poursuite. Alors des ambulanciers ont emporté Roussel, et Braudner a été arrêté. En état de choc et les yeux exorbités, sa haute silhouette trémulante a été tirée vers la voiture, tandis que ses amis et collègues lui récitaient ses droits comme des mantras. Pour toute réponse, l'homme n'eut qu'un mot à la bouche, qu'il répéta et répéta encore jusqu'à son arrivée au poste : Jessie.

Voilà deux heures qu'il a été abandonné là, dans cette pièce glaciale aux murs peints en blanc et dont l'humidité ronge les angles et écaille le plafond. La sobriété règne en maître : un bureau, une chaise d'un côté, deux de l'autre, et un miroir sans tain sur toute la droite du lieu. Derrière lui sont cachés une dizaine de flics avides d'informations, qui dévisagent leur Commissaire sans parvenir à y croire.

Et pour cause. À la question « qu'est-ce qui t'a pris, putain, c'était qui ce pauvre type ? » de la part d'un collègue, Braudner a simplement répondu « le Boucher de Paris ». D'abord enfermé dans une cellule de dégrisement, il a finalement été transféré ici, dans cette pièce, les poignets liés et sans un mot d'explication, si ce n'étaient des regards devenus sombres de la part de tous les flics qui le croisaient.

Alors nous nageons dans l'incompréhension. Invisibles face au Viking, nous sommes aussi perdues que lui. Braudner a certes pété les plombs, et a bien manqué de tuer Christopher Roussel. Mais cette pièce, ces menottes, cette attitude glaciale qu'arborent tous les ploucs autour de lui n'ont aucun sens. Il est traité comme le pire des criminels. On est bien loin de ce que mériterait un Commissaire qui vient d'attraper le plus grand serial-killer de tout Paname.

MALAKS : l'Épître du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant