Chapitre 19 (1)

860 114 80
                                    

JESSIE


Pour la première fois de mon existence, je me sens comme une paria entre les murs d'Helgrind. Après la nuit pour le moins mouvementée qui vient de se dérouler, je préfère faire profil bas et esquiver les individus que j'ai froissés. Si je me fous éperdument d'avoir cogné Silas – que je sais trop chétif et trop couard pour tenter de se venger –, je ne suis pas naïve au point de sous-estimer la folie de Khojen. Il n'hésitera pas à ruser pour me détruire, mais je ne compte pas lui offrir la satisfaction de parvenir à ses fins.

En outre, je dois retourner sur Terre, après quelques heures infructueuses de repos. À la suite de notre entretien musclé avec Éléazar, Aela et moi avons regagné nos pénates et tenté de nous abrutir dans un sommeil réparateur. Pour ma part, cela a été aussi efficace qu'un bisou magique sur une horrible brûlure. Durant huit longues heures, j'ai gardé les yeux ouverts et rivés sur le plafond de ma chambre, incapable de calmer les rouages échauffés de mon cerveau. Sans relâche, je me suis rejoué le film de mon enlèvement, de ma conversation avec Gali, puis de celle avec le Roi. S'en est suivi le souvenir désagréable de la terreur dans les yeux de ma moitié, et de l'inquiétude dans ceux de mon Formateur. J'ai aussi pensé à Victor. Beaucoup.

J'ai beau avoir entendu la vérité de la bouche d'Éléazar, je ne parviens pas à superposer l'image du Commissaire sur celle d'un malak voué à anéantir l'humanité. Pour cause, même si je me suis escrimée dans le but de dévoiler sa part d'ombre, sa bonté n'a jamais faibli. Jamais. Pourtant, à travers ce déluge de révélations invraisemblables et de doutes, que me reste-t-il, si ce n'est l'espoir de le retrouver après son trépas ?

« L'égoïsme est un sentiment qui coûte très cher, sur Helgrind. »

Les propos d'Elena se sont rappelés à ma mémoire et, depuis, je suis incapable de les faire taire. Ça me tue de l'admettre, mais la Shamash a raison sur toute la ligne. Si j'avais découvert les mensonges du Roi durant une mission lambda, je ne me serais certainement pas emportée comme je l'ai fait. Si j'ai pété un plomb, c'est parce que toute l'affaire tourne autour d'un seul et même point névralgique : Victor. Victor, qui fait naître chez moi des sentiments inédits et un égoïsme sans commune mesure.

Je veux cet homme dans ma vie, je veux qu'il soit heureux et qu'il arrête de souffrir... même si, pour ça, je dois sacrifier ma réputation. Simplement, la fureur m'a tellement aveuglée que j'en ai oublié un élément essentiel : je ne suis pas seule.

Je regrette plus que je ne suis capable de le formuler d'avoir mis Aela en danger aujourd'hui. Ma moitié veille sur moi depuis notre renaissance, elle me défend bec et ongles, même quand j'ai tort. Elle échangerait sa vie contre la mienne sans hésiter une seconde et moi... Moi, j'ai failli nous faire exécuter toutes les deux à cause d'un mortel.

Pour la première fois depuis le début de la mission, je mesure pleinement l'urgence d'y poser un point final. La situation se nécrose et pourrit tout ce qu'il y a de bon dans ma vie, car je suis incapable de dompter l'affection démesurée que je porte au Commissaire. Je ne peux plus me permettre de mettre Aela en danger, de douter de mon Souverain alors qu'il me promet de m'offrir l'avenir que je désire. Et s'il ment et qu'il choisit de me faire regretter mon coup d'éclat, eh bien... je mourrai au moins avec la satisfaction de savoir Aela sauve et Victor libéré de ses souffrances.

Ce serait un prix dérisoire à payer, finalement.

Incapable de rester vautrée dans mon lit à ressasser, je me lève et file sous la douche, avec l'espoir que mon cœur serré se dénoue sous les jets d'eau chaude. J'en ressors et passe mon peignoir en satin pourpre – celui que Sören préférait. Je caresse le tissu, envahie par le souvenir réconfortant du sourire du Berserker. Je redresse la tête et fais face à mon reflet embué dans le miroir. Malgré les gouttes de condensation, je discerne sans mal mon regard hagard et cerné, les plis stressés sur mon front et mes traits tendus. Dégoûtée devant ce spectacle, je me détourne et quitte la salle d'eau.

MALAKS : l'Épître du RoiOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz