Chapitre 26 (1)

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AELA


Nous apparaissons en plein milieu d'un centre commercial parisien. D'un coup d'œil, je constate qu'il s'agit des Galeries Lafayette, et pas des moindres ; celles du Boulevard Haussmann, qui ne dorment jamais. Il y a foule en cette soirée très avancée et les allées du magasin regorgent de clients très disparates. Il y a ceux qui ont réellement les moyens de se vêtir dans un lieu pareil et qui s'autorisent quelques folies nocturnes aux comptoirs des luxueuses boutiques. D'autres se contentent de flâner, d'observer bouts de tissus, chaussures et sacs à mains hors de prix pour le plaisir des yeux et de l'atmosphère climatisée du bâtiment. Certains encore ont consommé leur samedi soir en alcool et autres délices affriolants et tentent de décuver au cœur de la mondanité parisienne – ceux-là ne tiennent pas plus de cinq minutes avant d'être expulsés du bâtiment par le videur, en général.

Jessie et moi ne mettons que quelques secondes à saisir l'énorme problème de nous trouver ici. Nous sommes certes invisibles, mais pas aux yeux d'Helgrind. Alors quand je reconnais un duo de Kères, dans l'ombre d'une cinquantenaire à la chevelure soignée et au tailleur impeccable, je tire le bras de ma moitié et la pousse dans une allée moins encombrée pour nous cacher. À deux pas, le faux Lieutenant et son coéquipier dévient mollement dans notre direction, l'air surpris.

— Vous êtes marteaux ?! chuchoté-je d'un ton sifflant. Nous sommes recherchées par tous les agents de notre zone d'Helgrind et vous nous amenez dans un lieu qui grouille de Kères, imbéciles !

— Eh, calmos, la tigresse, réplique Gali. Aucun malak ne peut vous voir.

— Comment ça ? demande Jessie.

L'originel s'avance, le visage fermé.

— C'est une de mes capacités. Je peux rendre invisible quiconque voyage avec moi. À partir du moment où un malak m'est... fidèle, si vous voulez, je peux le masquer aux yeux d'Helgrind.

— Il n'y a qu'entre moitiés qu'un lien aussi psychique peut se créer, ce n'est pas...

— Je n'ai pas de moitié, Jessie. Aucun de ceux qui m'ont rejoint n'en a réellement. Le fait d'évoluer en duo était une idée de mon frère, lors de la création de notre monde, pour rendre hommage à notre gémellité. En l'imposant comme un principe de base à l'accueil des nouveaux malaks, nous avons remarqué qu'un lien extraordinaire se développait entre les deux agents assignés ensemble. Éléazar vous a fait croire que ce lien n'était possible qu'avec votre moitié, mais c'est faux. L'âme humaine naît et meurt seule, et elle peut s'attacher à qui elle veut.

Une fois de plus, mon monde bascule. Les fondations de mon existence s'écroulent, là, sous mes yeux impuissants, et emportent les derniers éclats de sérénité avec elles.

— C'est ridicule... pourquoi le Roi aurait-il fait ça ?

Le visage de Jessie a perdu le peu de couleur qui lui restait. Comme moi, elle ne parvient pas à admettre que nos émotions aient été trompées à ce point. Ce qui nous lie, elle et moi, ne peut pas être le fruit d'un mensonge. Je refuse de le croire.

— Pour mieux vous contrôler. Si un agent tendait à se détourner de son rôle et de sa loyauté envers Helgrind, il savait que sa moitié parviendrait à le raisonner. C'est un lien qui dépasse toute rationalité et qui, de fait, prévient toute forme de rébellion. Et dans le cas où les deux agents hésitent à le trahir... en capturer un permet de faire flancher l'autre.

Il plante un regard grave dans celui de Jessie.

— C'est ce qui serait arrivé s'il avait découvert plus tôt que tu ne terminerais pas ta mission. Il aurait enlevé Aela et t'aurais forcé à faire un choix. Tu as compris toi-même que tu es capable d'éprouver un attachement profond et irraisonné pour quelqu'un d'autre que ta moitié, et c'est ce qu'Éléazar tend à vous cacher.

MALAKS : l'Épître du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant