(Gratuit le 3 Janvier) APTITUDE : Le Chaos Et La Couronne.

La Tour D'Ivoire (Partie II)

 — Hmm... je retire ce que j'ai dit, commenta Jack, les yeux exorbités. On n'a peut-être pas eu droit à la Salle de Bal, mais ils ont quand même mis le paquet.

Je levai les yeux au ciel, tandis que chaque Garde autour de moi exprimait sa propre opinion. Les paumes moites, je tirai sur le col de mon uniforme de cérémonie. J'avais à peine admiré la Salle du Trône, depuis que nous étions arrivés. Comme à chacune de leurs réceptions, les DeCalonne faisaient étalage de leur richesse. La pièce avait été aménagée de la plus luxueuse des manières. De longues tables longeaient les murs recouverts de tentures serties de pierres précieuses, ne désemplissant pas de mets succulents. Sous nos pieds, des tapis brodés d'or et frappés aux initiales de la famille royale étouffaient les pas des invités. Ces derniers affluaient, rivalisant d'élégance pour certains, d'opulence tapageuse pour d'autres.

— Foutaises, grommelai-je dans ma barbe, en rendant une courbette hypocrite à une duchesse trop fardée.

— Comment ça ? rétorqua Jack en se méprenant sur ma réaction. Je dis juste qu'avec tout ce qu'on fait pour eux, ils auraient pu faire l'effort d'organiser ce banquet dans la Salle de Bal. Notre implication n'a rien à envier à ce qu'on porte aux nues lors du Bal des Réjouissances !

Prêtant peu d'attention à ce que péroraient mes Gardes, je m'éloignai en m'efforçant de contrôler ma nervosité. Autour de moi, les Nobles se saluaient à grands cris. Je ne pus retenir une grimace dédaigneuse face à tant d'effusions mensongères.

— Mes hommages, Garde Branwell ! me lança le Duc José Grant lorsque je passai devant lui.

Je forçai un sourire. Après tout, ce n'était pas comme si son fils Hugo m'avait cherché des poux dans la tête pendant des années...

— C'est toujours un plaisir de bavarder avec vous, conclus-je après plusieurs minutes à échanger des banalités.

J'adressai un bref signe du menton à Diana Grant avant de reprendre mon tour de la pièce. Comme je m'y attendais, la seconde enfant du Duc ne prit pas la peine de me rendre la politesse. Je suppose que lorsqu'on restait toujours collé aux basques de la princesse Devonne, on n'avait aucun intérêt à masquer son mépris pour les gens comme moi. En vérité, le message était clair. À la Cour, les personnes n'interagissaient pas entre elles. C'était les masques qui s'unissaient. Les Nobles, fins diplomates, respectaient l'éminent Garde que j'étais devenu. Mais il ne fallait pas se faire d'illusion. Les réactions de ma propre génération voulaient tout dire. Pour les bien nés oisifs qui n'avaient rien à gagner en se montrant gentils avec moi, je serai toujours le Bâtard de la Cour. Autrement dit, il était inacceptable que le gouffre qui nous séparait soit comblé. Certaines limites ne devaient pas être franchies.

Le bourdonnement qui retentit à l'entrée de la salle au moment où je formulais cette pensée me fit l'effet d'un signe prophétique. Les DeCalonne venaient d'arriver. Obligé de me mêler à la foule qui les accueillait, je détaillai le trio. Le monarque menait la marche, comme il le fallait. Un sourire satisfait aux lèvres, Thobias traversait à présent la salle d'un pas vif. La longue traine de son manteau de velours semblait en parfaite harmonie avec son imposante couronne. Calquant leur attitude sur celle de leur père, Kian et Devonne marchaient côte à côte.

— Quel dommage ! souffla Jack, qui s'était faufilé derrière moi. La princesse est assurément la plus belle femme de la Cour. Mais elle est si intouchable que la regarder en devient douloureux.

Désarçonné, je fronçai les sourcils. Instinctivement, mon attention se porta sur la concernée. Comme ce matin, je ne pus m'empêcher de contempler son port de tête altier. Blasé, je vis Avril Allen et un groupe de Nobles écervelées se précipiter à l'encontre de leur meneuse. Devonne semblait néanmoins éclipser leur présence. C'est comme si la moindre parcelle de sa personne, depuis sa robe couleur prune à la grâce de ses mouvements, captait toute la lumière des environs.