Chapitre 38

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Épuisée, lasse de tout, Oriane regarde à travers la vitre avec indolence, les yeux égarés dans le paysage qui s'étend au-delà. Puisque tout est vide et confus en elle, elle n'a plus que la nature autour à laquelle se rattacher, tant bien que mal, reflet mélancolique de ses émotions rapiécées.

La froide lumière de l'hiver donne une teinte émeraude aux rares feuillages qui ont survécu à janvier, caressant de ses longs doigts blancs la monotonie sans chaleur ni fleur de cette saison, ses troncs gris et ses allées de sable clair. Quant au ciel, par-delà les arbres dénudés, il est cet après-midi constellé de nuages, calme comme une personne qui aurait déjà trop pleuré et ne saurait plus comment faire. Comme Oriane.

— Je suis sincèrement soulagée que vous acceptiez finalement de vous ouvrir, madame Souaignot, l'interrompt alors dans sa contemplation la docteure Javarbel. C'est une étape extrêmement importante que vous venez de franchir.

La patiente acquiesce sans parvenir à exprimer de l'enthousiasme ni à détacher ses yeux de la fenêtre. Elle se sent comme une enfant perdue dont le monde s'est effondré d'un coup, sans crier gare, la nuit où elle a tué de ses propres mains ce qui la faisait tenir. Elle n'est plus rien. Elle n'a plus rien ; parce qu'Ikare ne l'aimait plus et il en est mort, et qu'elle seule est coupable de tout cela.

Alors elle a avoué son crime, à Gloria d'abord, puis à la docteure Javarbel il y a une minute à peine.

— Avant toute chose, déclare cette dernière, il faut que nous mettions au clair un point qui me semble très confus pour vous, ou en tout cas plus que nous ne le pensions.

Pour les oreilles bourdonnantes d'Oriane, ces mots ne résonnent que comme de lointains échos. Pas ceux qui suivent :

— Madame Souaignot, Ikare Dussant n'est pas mort.

Ceux-là ont la violence d'un cri qui perce dans la nuit et réveille en sursaut. Aussi Oriane émet un léger geste de surprise en entendant de telles paroles, tandis que son coeur bat plus fort : chose qu'elle pensait impossible, après tout ce qu'il a déjà enduré.

La poitrine trop bruyante et l'esprit trop confus, la veuve qui ne l'est plus ignore quoi penser, en partant du principe qu'elle l'a un jour seulement su. Ikare, vivant ? Il n'est jamais venu la sauver, pourtant. Il n'est jamais venu tout court. Alors pourquoi, brusquement, lui donne-t-on cet espoir, qu'elle maudit mais qu'elle adore à la fois ? Pourquoi Ikare a-t-il fini dans une tombe, et pourquoi en rejaillit-il soudain ?

A ces questions silencieuses qui se coincent au fond de sa gorge, la docteure Javarbel répond, insistant sans pour autant se défaire de sa voix de velours :

— Il n'est pas mort, je vous l'avais déjà dit plusieurs fois, mais vous ne m'avez visiblement pas crue. J'ignore absolument pourquoi vous vous êtes mis de telles idées en tête, peut-être parce que la nuance vous semblait insupportable... Mais je vois que vous retrouvez maintenant le chemin de la lucidité, madame Souaignot, alors je vous prie de m'écouter vraiment, et de le comprendre enfin : Ikare Dussant n'est pas mort. Il se trouve en prison depuis trois mois, soit le jour de votre arrestation. Contrairement à vous, il n'a pas été redirigé vers un hôpital psychiatrique, et même si c'était le cas, il ne serait nullement ici, à Saint-Joseph, étant donné qu'il est dans votre intérêt à tous les deux (elle insiste sur ces mots) de vous maintenir éloignés. Sachez, madame Souaignot, que nous n'avons jamais cherché à vous faire croire la mort de monsieur Dussant, simplement à vous tenir à distance l'un de l'autre pour que vous vous défassiez de cette relation que vous entretenez tous les deux.

Devant cet exposé débité d'une voix si claire, Oriane reste muette. Elle a... imaginé Ikare mort ? Toute cette absence, tous ces remords, elle a donc tout imaginé ? C'est si absurde que c'en est même pitoyable.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now