Chapitre 36

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Une idée, c'est comme un virus.

Elle rentre dans votre corps – dans votre crâne – sans un bruit, au départ si discrète et minuscule qu'on ne remarque pas son intrusion. A votre insu, elle vient se nicher dans un coin de votre esprit, et vous commencez à vivre avec elle sans vous en rendre compte.

Puis elle pompe peu à peu vos ressources, elle grossit, grossit, grossit. C'est un enfant qui se nourrit à votre sein et ne dit jamais merci. C'est une armée de brigands qui pillent tout sur son passage.

Et lorsque vous la voyez enfin, c'est déjà trop tard : elle a pris toute la place.

Impossible d'y échapper à partir de là : partout sous votre peau, elle s'agite, elle bouillonne, elle boursoufle votre chair. L'idée vous réveille le matin et vous hante jusque tard le soir – quand elle ne fait pas de vous un insomniaque. Elle devient la compagne indésirable de vos jours, de vos heures, de chaque grain de ce sablier désormais trop grand. Elle bourdonne perpétuellement, tout près de votre oreille, comme un étrange acouphène, parfois si insupportable que vous aimeriez vous fracasser le crâne pour ne plus l'entendre.

Mais au final vous n'en faites rien, maintenu sous le joug du parasite par un irrépressible instinct de conservation. Alors malgré tout, malgré vous, vous restez en vie ; et par conséquent, votre cruel hôte aussi.

Une idée, c'est comme un virus. Or, depuis quelques temps, Oriane en est contaminée.

Sa dernière entrevue avec la docteure Javarbel, en plus d'avoir provoqué chez elle une nouvelle crise, lui a introduit dans le crâne une pensée qu'elle ne voulait pas : celle, de plus en plus distincte, qu'Ikare n'a pas les ailes aussi blanches qu'elle le croit. Pour lui, elle serait prête à tuer, à empoisonner, à torturer. Son souvenir suffit à la rendre folle. Son prénom suffit à la faire bondir. Alors pourquoi s'accroche-t-elle désespérément à ce qui la fait chuter ?

Une idée, c'est comme un virus. Il faut lutter contre elle.

Oriane se bat donc, consciente que si elle cède, la victoire appartiendra à eux, ces prétendus êtres raisonnables, cette société oppressante et indigne, ce fantôme et cette lionne. Ils veulent lui faire penser qu'Ikare est mauvais pour elle. Ils veulent l'éloigner de son ange pour la jeter dans les griffes d'une fauve. Ils veulent voir l'amour perdre.

Mais l'amour triomphe toujours.

Portée par cette conviction aussi aveugle que du fanatisme religieux, la jeune femme lutte ainsi à la fois contre la maladie et l'hôpital, d'un refus absolu et obstiné. Elle ne veut pas retourner là-bas, dans ces enfers de Gênnille, peut-être pires encore que ceux des Gritants. Là-bas c'était la routine étouffante où il fallait obéir en silence, la cage de mensonges où le fantôme et la lionne étaient comme deux fardeaux qui alourdissaient son corps – maintenant, il l'est déjà assez comme ça. Hors de question. Elle ne veut pas céder. Elle ne veut pas perdre son ange. Elle ne veut pas revoir les coupables aux mains propres, ces lâches et ces hypocrites.

Sauf qu'une idée, c'est comme un virus. Or, depuis quelques temps, Oriane en subit les symptômes.

Les jours se retrouvent pris au piège entre les instants de grand vide, les délires, les médicaments et les couloirs trop blancs, prisonniers d'une guerre fratricide menée par ses sentiments contraires.

Sans oublier cette douleur qui commence à se faire physique. De plus en plus souvent, à n'importe quelle heure de la journée ou de la nuit, la tête lui tourne et la nausée lui monte. Elle vomit, gémit, supplie, mais toujours en vain : elle aura beau prier sa bonne étoile aux ailes d'ange, le rendez-vous avec la douleur se finira, pour des semaines et des semaines encore, par un tête-à-tête avec la cuvette des toilettes, un infirmier en guise de chandelle.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now