Chapitre 35

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De même que la docteure Javarbel ressemble à tous les autres médecins, son bureau ressemble à tous les autres bureaux de médecin.

La pièce arbore des murs d'un blanc identique au reste de l'hôpital, à l'exception près que cette fois, quelques étagères viennent s'ajouter à la toile immaculée. On les a accrochées çà et là pour y entasser des livres de psychiatrie et des bibelots : un petit cactus sur l'une, une horloge cassée sur l'autre... Cependant, malgré ces modestes décorations, c'est toujours le blanc qui règne au final, allant investir jusqu'aux cheveux et à la blouse de la docteure Javarbel.

Quant au sol en PVC, son gris terne, plutôt clair, est allé se glisser dans les iris de la médecin : il les a rendus pareils à deux petits morceaux de béton froid, idéals pour renforcer son apparence sérieuse.

Sérieuse, en effet, la docteure Javarbel le parait toujours au premier abord, avec ses lunettes rondes et ses rides au front, sans doute dues à ses sourcils trop souvent froncés. Sérieuse comme on l'imagine toujours pour un médecin : ainsi, bien installée dans son parfait bureau gris et blanc d'hôpital, cette femme elle-même en gris et blanc incarne rien qu'au physique tous les clichés de sa profession.

Peut-être pourrait-on, à la rigueur, lui reprocher son bronzage un peu trop prononcé pour évoquer à la perfection un rat de bibliothèque. Peut-être pourrait-on aussi souligner l'étonnante douceur de sa voix, bien loin du grotesque grincement des scientifiques de dessins animés. Pour finir, peut-être pourrait-on comprendre que l'adjectif qui convient le mieux à la docteure Javarbel n'est pas "sérieuse", mais "prudente".

Car c'est de la prudence qu'Oriane croit toujours sentir dans l'attitude de la psychiatre, et cet après-midi n'y fait pas exception. A peine entrée dans le bureau, elle se sent observée comme un fauve qu'on amène devant le vétérinaire du zoo. Et pourtant, tout semble se dérouler dans la bienveillance : la preuve, la vieille femme lui sourit et a même délaissé son ordinateur pour lui consacrer toute son attention. Oriane remarque alors, à sa propre surprise, que les lunettes de la psychiatre sont posées sur son nez, pour une fois.

La docteure Jarvabel ne semble pas réaliser elle-même ce petit miracle,  trop occupée à afficher son air le plus avenant. Bien qu'amical, son débit est un peu précipité et son langage soutenu – comme, là encore, on aurait tendance à l'imaginer pour n'importe quel médecin :

« Ah, madame Souaignot ! Approchez, asseyez-vous, je vous en prie.

Sa patiente s'installe sur l'une des chaises en plastique qui trônent en cercle au centre de la pièce. Bientôt la docteure Javarbel, après avoir rangé un dossier dans la petite pile sur son bureau, va s'asseoir sur la chaise face à elle et poursuit :

— Comment allez-vous ?

Oriane la sent toujours, cette légère retenue qui se cache sous le velours de sa voix. La sexagénaire a raison de rester sur ses gardes, après tout : elle l'a assez vue exploser pour savoir de quoi elle est capable... La jeune femme serait bien tentée de lever les mains en l'air pour prouver son innocence : mais qui sait si des griffes n'apparaîtraient pas alors au bout de ses doigts ? A peine un jour plus tôt, elle hurlait et se débattait dans sa chambre...

Chassant ce désagréable et honteux souvenir, Oriane tente de rassurer :

— M... Mieux qu'hier. Et euh... j'ai réussi à... "gagner contre une voix", tout à l'heure, juste avant l'ergo.

L'un des sourcils clairs de son interlocutrice s'élève au dessus de la monture en écaille de ses lunettes. Son sourire s'élargit, bien que toujours un peu faux :

— Vraiment ? Décidément, vous êtes sur la bonne voie, madame Souaignot ! Vos efforts commencent à porter leurs fruits ! 

Oriane ne peut s'empêcher d'être gonflée de fierté à ces mots, comme une élève qui serait félicitée par sa maîtresse pour ses bonnes notes. Ce comportement est sans doute enfantin, mais elle a envie de savourer chacune de ses petites victoires, elle qui a si longtemps enduré la défaite sans jamais avoir le moindre espoir de l'emporter.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now