Chapitre 14

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Le Roi de Pique est certainement l'un des clubs les plus malfamés de la ville, même si la plupart des habitants ne connaissent ni son nom ni son adresse. Le plus souvent, on n'en parle tout simplement pas, et si le sujet vient quand même pointer au détour d'une conversation, on se contente d'employer de prudentes périphrases toutes plus vagues les unes que les autres, comme "le bar aux Gritants" ou mieux, "le coin spécial ". Car c'est bien connu, tout ce que l'Homme considère comme "spécial" est souvent synonyme de sales histoires.

Or on ne se mêle jamais des sales histoires, encore moins à Laffiera, et de ce fait, il suffit de dire "spécial" pour décourager même les plus curieux.

C'est pour cela que lorsqu'Oriane apprend qu'elle se rend au Roi de Pique, elle ne devine nullement ce qui l'y attend, mais si elle se doute que cette fête ne sera pas des plus innocentes : elle connait les névroses passées d'Ikare, ou du moins les plus avouables.

En attendant, elle ne fait que suivre son compagnon qui, faisant office de guide, chemine parmi les rues du quartier des Gritants.

En cette froide soirée de novembre, peu après minuit, on trouve encore beaucoup de monde dans certaines artères en général peu recommandables du secteur : des prostitués montrant volontiers leur décolleté plongeant aux passants, des infidèles célébrant leurs brèves retrouvailles, des petits voyous échangeant sous le manteau des sachets plus que suspects, des soûlards expulsés d'un bar en quête d'un autre, des mendiants insomniaques ou du moins ne dormant que d'une oreille, mais aussi, comme un vague écho de Gênnille, des travailleurs du soir à l'allure plus honnête que leurs autres concitoyens.

Cette drôle de foule se raréfie à mesure qu'Ikare et Oriane avancent, au point que quinze minutes de marche et le double de virages plus tard, ils ne croisent plus que des rats et des volets clos là où ils passent.

Enfin le jeune homme s'arrête devant une impasse.

« Et maintenant, on va où ? » murmure la trentenaire, n'osant parler plus fort de peur de rompre ce profond silence qui impose sa loi.

Toutes les maisons autour d'eux sont fermées, barricadées par de lourdes planches pour certaines. Sur leurs murs s'étalent un gigantesque dessin au pochoir, tout en noir et blanc, oeuvre d'un artiste aussi anonyme que talentueux : il représente un homme armé d'une hache, au sourire terrifiant et aux yeux pleins de cruauté. Derrière lui, une porte fracassée, un tricycle et des feuilles volant dans tous les sens, couvertes d'une phrase tapée à la machine à écrire, toujours la même : all work and no play makes Jack a dull boy .

« Sympa la référence à Shining, commente la jeune femme. Mais cela ne va pas nous aider, non ?

Ikare sourit, amusé.

— En effet, non.

Là-dessus il se penche vers le bas de la hache, située sur une porte, et y désigne un petit dessin presque enfantin, dont le trait rond contraste avec le reste du graffiti :

— C'est lui qui nous intéresse. »

Il s'agit d'une espèce de poulpe humanoïde pourvu d'ailes de dragons, dont le doigt pointe une serrure en disant dans une bulle de bande-dessinée : Bienvenue chez moi !

Sûr de lui, le blond frappe à cette porte. C'est alors qu'Oriane réalise que l'oeil droit du petit personnage est en fait un judas, d'où s'échappe une voix rocailleuse sans amabilité :

« C'est qui ?

Assez bas pour ne pas être entendu d'éventuels passants  – mais entre nous, qui flânerait dans un tel endroit, à une heure pareille qui plus est ? – , le compagnon d'Oriane lance, armé d'un petit air enjôleur :

— Heureux de te revoir Ryuk. C'est l'Angelot qui te parle. J'ai amené ma petite amie.

— De quelle couleur sont les cheveux de Cthul ? poursuit l'autre du tac-au-tac sans se laisser attendrir le moins du monde.

— Il est chauve.

— Le code du jour ?

— Maupassant.

On entend un déclic, des verrous qui s'ouvrent, et finalement la porte laisse place à un colosse noir tout en muscles couturé de cicatrices, torse nu et pantalon militaire. Un sourire illumine son visage :

— L'Angelot, chéri, quelle joie de te revoir !

Sa froideur d'il y a une minute à peine semble s'être volatilisée au profit d'une franche amicalité, accompagnée d'accolades joyeuses et d'un rire gras. Qui aurait cru qu'un sosie de Rocky serrerait dans ses bras un être malingre comme Ikare juste après lui avoir fait passé un interrogatoire plus qu'étrange ? Dans un endroit aussi glauque, en plus, sous le regard de Jack Torrance et d'un poulpe ailé ?

Ikare se tourne un instant vers sa compagne incrédule, et à la vue de sa mine perplexe, réalise  :

— Oh, mais je n'ai pas fait les présentations ! Oriane, voici Ryuk, un de mes... vieux copains. Enfin, Ryuk, ce n'est pas son vrai nom, hein, mais enfin c'est un peu son "pseudonyme".

Tout sourire, le géant continue :

— Favori et bras droit de Cthul, ainsi qu'ambianceur réputé du Roi de Pique !

Il enchaine avec une mimique de révérence et d'un baise-main avant d'ajouter :

— Toi, tu es donc la bien-aimée de notre Angelot ? Merci de l'avoir fait revenir ! »

Déboussolée, Oriane tente de mettre un peu d'ordre dans ses idées, ce qui lui fait alors réaliser le nombre de questions qui se trouvent en suspens : tout d'abord, pourquoi le Roi de Pique est-il aussi difficile d'accès ? Ensuite, pourquoi ces surnoms, ces questions ? Et enfin : qui est ce Cthul tant évoqué ? Quel pouvoir possède-t-il ?

Une part d'elle semble le deviner...

Et s'ils faisaient partie de...?

Elle ne veut pas aller au bout de sa pensée par peur de tomber sur des choses déplaisantes, des doutes qu'elle n'ose pas exprimer ouvertement pour l'instant.

Remarquant soudain le regard d'Ikare posé sur elle, elle réalise qu'on l'attend. Le dénommé Ryuk les invite à entrer dans ce qui semble être un minuscule salon à la décoration démodée depuis longtemps, puis il leur désigne un escalier descendant vers la cave – à moins que ce ne soit en fait ici que se cache le Roi de Pique ?

Hypothèse rapidement confirmée : au fur et à mesure qu'ils avancent, l'écho lointain d'une musique s'amplifie. La descente est longue, éprouvante, et il faut redoubler de précaution pour ne pas tomber, les marches métalliques étant très étroites. Arrivés au "terminus" comme le dit leur guide, ils se retrouvent nez à nez avec une imposante porte bétonnée digne d'un coffre-fort, derrière lequel tonne un brouhaha déchainé et joyeux.

Ryuk l'ouvre en s'exclamant :

« Bienvenue au Roi de Pique, mes chéris ! »

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now