Chapitre 10

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Le spectacle qui s'offre aux yeux de Witahé se résume au chaos et à la désolation. L'appartement en désordre, les livres tombés de l'étagère comme les oiseaux du nid, certains meubles renversés, de la vaisselle en morceaux. Même l'aquarelle offerte lors des vacances à la campagne, souvenir des jours heureux, a été défigurée par la lame d'un couteau. Au centre de cette destruction, Oriane inconsciente, roulée en boule – comme lors de la nuit, il y a deux mois, où elle avait appelé Alix – , les yeux rougis, le visage crispé, en proie à d'atroces songes.

A cet instant, le jeune homme comprend deux choses. La première est qu'il a échoué, qu'il n'a pas su éloigner les ténèbres qui rôdaient autour de sa bien-aimée. La seconde est que l'inconnu aux cheveux blond platine n'est pas celui qu'il affirme être. Il ne l'a pas sauvée. Au contraire, en plus de la détourner de son compagnon originel, il l'a détruite. Derrière l'ange se cache le bourreau...

Le fils de pute.

Witahé accourt vers la malheureuse endormie.

« Oriane, je t'en supplie, réveille-toi... C'est moi, c'est Witahé, tout va bien...

Elle ouvre un oeil. Cependant, la présence de l'homme ne semble guère l'enchanter. Au contraire, elle le fixe d'un air mauvais et dit avec dureté :

— Éloigne-toi de moi.

Il encaisse le coup difficilement.

— Oriane...

— Ne t'approche pas!

Elle a crié cette fois.

— Je ne veux que ton bien, je...

— Arrête ! Fiche le camp !

Comprenant qu'un pas de plus ne la fera que hurler davantage, il cède et s'immobilise, sans pour autant cesser de parler :

— Oriane, s'il te plait, écoute-moi. Tu dois comprendre une chose : le garçon que tu as rencontré n'est pas celui que tu crois...

— Ikare, interrompt-elle, la voix soudain troublée, comme tout à coup animée d'un feu intérieur.

Ce nom suffit à briser le coeur du jeune homme, qui murmure avec désespoir:

— Il s'appelle donc Ikare...

— Je dois le voir, lui parler. Tout de suite.

— Non, Oriane, non! Je t'en supplie, non... Cet homme te brise plus qu'autre chose. C'est lui qui t'a ramenée dans cette folie. Arrête, par pitié... Ne le laisse pas te détruire...

Pas de réponse cette fois. Est-ce qu'elle remarque son compagnon, au moins ? C'est à peine si elle semble voir quelque chose derrière ses pupilles mystérieusement vides, comme aspirées par autre chose. Autre chose ? Ikare, bien sûr. Ce maudit Ikare, fichu ange qui ne l'est pas.

— Et que t'as dit Alix ? essaye-t-il, désespéré. Ne me dis pas qu'elle est d'accord avec toi, Alix ! Écoute-la au moins elle, si tu ne m'écoutes plus moi !

Un sourire atroce de sarcasme nait sur ses lèvres autrefois si belles, tandis qu'elle articule sans la moindre pitié pour ce pauvre homme esseulé dans sa lutte :

— Tiens, on ne se moque plus de "mademoiselle Gardin", d'un coup ? Tu l'as dit toi-même, elle cache quelque chose !

Il ferme les yeux, plein de culpabilité, la mâchoire serrée, pour siffler :

— Je préfère encore que tu suives Alix que ce type. Elle ne te détruira jamais autant que pourrait le faire cet... Ikare. Malgré tous ses secrets, elle au moins, elle tient à toi. Et tu le sais.

Pareil aveu de Witahé ramène un semblant d'émotion chez la trentenaire châtain. Ses paupières clignent sous l'effet de la surprise, pleines d'interrogations sans doute, bien qu'elle n'en dise mot.

Encouragé par cette réaction, Witahé insiste :

— Elle veut ton bien, bon sang, elle tient à toi ! Tu ne vois pas que je refusais juste l'évidence, comme toi ? Ouvre les yeux ! Elle te tirera vers le haut, elle ! Pas ce monstre !

S'il pouvait pleurer, alors cela ferait longtemps que des filets de larmes tomberaient le long de ses joues.

— Elle tient à toi... répète-t-il tout bas, brisé. Alors s'il te plait, fais le bon choix...

Sentant le regard d'Oriane sur lui, il relève la tête, en quête d'un retour à la raison de la part de sa compagne.

Erreur : celle-ci le fixe, certes, mais ses yeux luisent d'une lueur étrange et sérieusement inquiétante. Comme si plus rien ne pouvait plus la ramener de ce processus autodestructeur.

— Mais j'aime Ikare, Witahé...

Il s'effondre. Il le savait, bien sûr, mais dit de sa bouche, c'est mille fois plus douloureux. Elle, elle continue :

— Je peux pas y résister. Ça m'attire, on peut pas le combattre, c'est trop fort...

Sa voix est soudain habitée d'un fanatisme terrifiant, une passion ardente et inégalée:

— Je le veux tellement, bordel ! Je suis à ses pieds, je suis son esclave ! Impossible d'en faire autrement ! Rien qu'en entendant son nom ça me met dans tous mes états : tu comprends ça ? C'est... comme un sorcier, tu vois ? Un joueur de flûte, par exemple, et moi je suis un serpent... Oui... Il m'envoûte avec ses mélodies, il a qu'à souffler dans sa flûte pour faire de moi ce qu'il veut. Alors clairement, j'en ai quoi à foutre de ce qui est bien ou mal pour moi ? Ikare veut me détruire ? Mais qu'il le fasse, bordel, je le veux, si c'est pour lui !

Puis, comprenant dans quels chemins terribles elle s'engage, la jeune femme s'arrête un instant. Ce n'est plus qu'avec un murmure teinté de douleur qu'elle poursuit :

— Est-ce que je deviens folle, Witahé...? Je crois. C'est...

Elle soupire :

— Tout est si flou d'un coup... Tout à part lui... 

Même le silence qui suit semble appartenir à Ikare, ce maudit Ikare : les yeux d'Oriane sont dans le vague, ses oreilles tendues vers des paroles qu'elle entend en secret – les paroles du blond platine devenues mélodies entêtantes. Witahé essaye d'interrompre ce silence en voulant la raisonner, mais Oriane reprend avant qu'il le puisse :

— Comment on peut dire que l'amour c'est beau ? C'est surtout cruel... Autoritaire...

Ses yeux sont pleins de larmes, bon sang.

— Je sais même pas si je suis heureuse ou triste... J'en sais rien... Si seulement je pouvais...

Elle secoue tout doucement la tête, fataliste.

— Non, je peux pas m'en sortir. Mon coeur est à Ikare. Je suis à Ikare, toute entière... Toute entière, tu m'entends...?

— Oriane !

Les sourcils de la décadente se froncent. Lorsqu'elle ouvre de nouveau la bouche, ce n'est cette fois pas pour déclamer sa passion envers Ikare, mais pour rappeler une cruelle vérité trop longtemps tue. Un cri, une révélation :

— Mais pourquoi tu insistes, Witahé ? Tu ne peux rien pour moi ! T'es qu'un fantôme, putain ! »

Un fantôme, oui : la vérité est dite. Le drame d'il y a deux ans n'est autre que sa mort.

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