Chapitre 37

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Elle se souvient juste d'une pièce rouge, pleine de corps qui bougent, et de lui au milieu de la foule, comme un songe.

Elle en a juste des visions, des flashs, des photographies floues aux couleurs confuses, comme prises à la va-vite par un polaroid, qui défilent dans son esprit à un tempo instable, à la manière d'un diaporama raté. Ces images, ces sensations, l'assaillent par séquence, toujours en silence, mais si réelles, réelles comme des présences.

Elle n'entend rien, à part ses pensées et les battements obstinés de son coeur dans sa poitrine.

- Pourquoi je dois le faire ?

- Fais-le.

Noir.

A l'intérieur de cette pièce, on étouffe comme les damnés dans la fournaise infernale : impossible de respirer et de réfléchir clairement. Alors elle titube sans même savoir où elle va, peut-être pour fuir la canicule qui l'assomme. Elle ne sait même pas où elle est.

Tout ce qu'elle parvient à y distinguer pour le moment, c'est le rouge, un rouge si vif qu'il vous rentre dans les yeux et vous en brûle les rétines. Rouges la lumière, les murs, les habits, les lèvres et les ongles vernis. Rouges aussi leurs sourires à pleines dents, comme les canines sales d'un cannibale.

Très nombreux ce soir, ils sont tous beaux et effrayants à la fois, héritiers du charme de Dracula. Mais surtout, ils dansent, ils dansent tous. Certains le font en buvant, d'autres en s'embrassant, mais ils le font tous.

Oriane et sa démarche boiteuse font tache dans un tel décor. Écrasée par la foule, elle finit par s'appuyer contre une colonne rouge, qui décore un mur de la pièce. Son front est aussi brûlant que l'air autour, et sa respiration continue de galoper, saccadée, sans qu'elle puisse retrouver un rythme normal.

Bien que les images soient floues, elle balaye du regard la salle, la piste de danse bondée, les danseurs dignement débauchés.

Elle reconnait ce lieu maintenant : le Roi de Pique.

- Ne me dis pas que...

- Fais-le.

Noir.

Dans ses souvenirs, la pièce était certes plus grande et moins remplie, mais certains détails sont restés identiques : il y a le même esprit de luxure, les mêmes couleurs criantes à l'écœurement et la même folie fascinante qu'autrefois. Quant aux basses pareilles à des rugissements de fauve, à défaut de pouvoir les entendre, Oriane en ressent les puissantes vibrations jusqu'au bout de ses doigts moites.

Comme les images, les sensations viennent et repartent à un rythme décousu, sous la forme de brutales mais répétitives attaques. Les intervalles de ténèbres et de vide ne lui laissent même pas le temps de souffler, trop brefs pour qu'elle remette de l'ordre dans ses idées.

- Je le sens mal, je t'en supplie, ne...

- Fais-le.

Noir.

Puis de nouveau le rouge, la foule dansante, la chaleur, le bourdonnement des basses dans son corps.

Encore sous l'emprise du vertige, sa main en appui contre la colonne, puis contre les murs, Oriane finit par atteindre le comptoir du bar. Un verre, visiblement de rhum pur, l'y attend déjà, baigné de lumière vermeille, comme chaque chose et chaque personne ici. On dirait presque du sang ainsi, mais la jeune femme ne réfléchit pas : elle l'avale d'une traite.

Elle ne se sent pas mieux hélas. Toujours aussi horriblement lourde, perdue, et consciente d'être cela sans savoir le reste avec exactitude.

- Lâche-moi, allez, ne m'encourage pas à faire ça...

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now