Chapitre 34

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Pathétique. Tu restes un monstre, au fond. 

Oriane le sent : funambule de ses sentiments, elle perd soudain l'équilibre, déstabilisée par la corde qui se remet à tanguer sous ses pieds. Cette voix dans sa tête veut sa chute.

Tu penses vraiment pouvoir être autre chose qu'une pauvre camée tueuse ? Avoue : tu n'as pas de coeur.

Plus elle y pense, plus les souvenirs lui remontent, illustrant avec une acide véracité ces affirmations.

Tu n'as pas de coeur.

Elle repense à toutes ces personnes qu'elle a tuées, et qui ne lui évoquent pourtant rien d'autre qu'une foule de visages anonymes, déformés par la douleur. Elle s'est amusée à semer le chaos : elle n'a pas arrêté de le faire, en fait, depuis le soir où elle a embrassé Ikare majeur en l'air jusqu'à celui où elle a poignardé un homme. Une nuit, elle a même tué un enfant, un enfant qui aurait pu être le sien... Aujourd'hui, serait-elle au moins capable de dire à quoi il ressemblait ?

Seuls les médicaments empêchent Oriane de dérailler totalement. Mais ils n'empêchent pas la voix de répéter avec une force grandissante :

Monstre monstre monstre

Tant bien que mal, la jeune femme parvient à se ressaisir et se rappeler les conseils de la docteure Javarbel : si ses pensées sont comme des flots orageux, alors elle doit s'accrocher à une bouée de sauvetage pour ne pas être emportée. Trouver un point d'ancrage. N'importe quoi. S'y agripper de toutes ses forces.

Elle inspire aussi profondément qu'elle peut et pose sa main contre un mur du couloir. Face à la marée montante de ses émotions, il lui faut faire preuve de patience et de maîtrise, résister à l'assaut en ignorant la douleur, et surtout, ne pas penser à Ikare, Ikare qui n'est plus là, Ikare qui lui manque... Non. Ne pas y penser. Pas maintenant.

Oriane se concentre sur la surface rugueuse qui se trouve sous sa main : elle en sent toutes les irrégularités, pareilles à des cicatrices que les yeux ne peuvent déceler. Doucement, la pulpe de ses doigts découvre chacun de ces subtils reliefs, invisibles au premier abord. Sa paume moite s'y presse peu à peu. Les gouttes de sueur qui en naissent s'interposent entre la main et le mur, comme si elles allaient remplir de leur liquide tiède et salé tous ces discrets sillons pour en faire de minuscules ruisseaux.

Puis sa respiration s'apaise. Les pulsations de son coeur, répétées jusqu'au bout de ses doigts, semblent enfin ralentir. Et Oriane, yeux écarquillés, s'émerveille de sa victoire comme si c'était la première : elle a gagné. Elle a vaincu la voix.

« Dites donc, ça va madame Souaignot ? »

La jeune femme ouvre les yeux – qu'elle ne se rappelait pas avoir fermés, d'ailleurs – et manque de sursauter. L'infirmier chargé de l'atelier d'ergothérapie, Rahim, vient d'ouvrir la porte de la salle juste à côté, et se trouve maintenant nez-à-nez avec sa patiente. Ainsi appuyée contre le mur, elle ne doit pas faire fière allure : le sourire envolé du soignant le confirme.

Mais avant qu'il ne puisse s'enquérir davantage sur son état, Oriane le devance en articulant d'un souffle je vais bien. L'arrivée impromptue de l'ergothérapeute l'a rappelée pour de bon à la réalité.

Elle s'écarte du mur et essuie, un peu gênée, sa main sur son pantalon bleu d'hôpital.

« Ça va ? répète Rahim.

Avec ses sourcils broussailleux, ses iris si sombres qu'ils se confondent avec la pupille et ses traits tout en lignes droites, il affiche une apparence sévère, presque effrayante ; surtout quand il n'y a pas l'éclat d'un sourire sincère pour illuminer son visage. Si Oriane n'y était pas habituée, elle serait sans doute impressionnée par son interlocuteur, et elle n'aurait pas remarqué la lueur d'inquiétude qu'il y a dans ses yeux trop noirs.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now