Chapitre 18

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Alix aime Oriane.

Pendant un instant suspendu, la concernée semble traversée d'une multitude de sentiments tous très différents les uns des autres : culpabilité, désespoir, rêverie, tendresse... Toute la palette de couleurs avec lesquelles on peint cette étrange toile qu'est un sentiment.

Finalement elle se racle la gorge pour se remettre les idées en place, une manie venue d'on ne sait où qu'elle ne possédait pas autrefois, et déclare avec détermination :

« OK, je l'aime. Mais je veux qu'elle soit heureuse avant tout. Si c'est avec cet... homme qu'elle peut l'être, je ne vais pas l'en empêcher. Disparaître et commencer une nouvelle vie ailleurs, pourquoi pas ?

Là intervient Saïd qui, ayant retrouvé lui aussi la maîtrise de ses émotions, la coupe avec intransigeance :

— Tu sais aussi bien que moi que ce n'est pas ça, Alix. La voie sur laquelle Ikare emmène ton... comment je dois l'appeler maintenant ? ta bien-aimée ? ton amoureuse ? ton "crush" comme diraient les jeunes ?

— Amie suffira, » sourit-elle.

Voir la jeune blonde de meilleure humeur ravit Fanny, bien qu'elle est encore un peu sonnée par la révélation qui vient d'être faite. Disons qu'elle ne s'attendait pas à un coming-out improvisé aujourd'hui. Et puis quand même... Alix, lesbienne ? Et dire qu'elle voulait caser sa soeur avec un beau brun ténébreux ! Oh la bourde ! De plus, cela signifie que cette image d'éternelle célibataire si savamment entretenue n'était qu'une couverture...

Sans même songer aux autres nuances d'orientation sexuelle, voilà Fanny partie dans mille réflexions angoissées :

Mon Dieu, mais avec qui je vais pouvoir parler beaux mecs, moi, du coup ? Karine ? Mais elle est encore trop jeune ! Et est-ce qu'il faut que je participe à la Gay Pride en signe de soutien ? Y a-t-il des choses à ne pas dire à une lesbienne ? Un comportement spécial à avoir ? Aïe aïe aïe, bonjour la panique ! J'espère qu'il existe un guide pour ce genre de choses, sinon... Je sens que je vais faire toutes les boulettes possibles !

Puis elle se rappelle la gravité de la situation actuelle et songe que ce n'est peut-être pas le moment le plus approprié pour disserter sur tous les pièges à éviter pour ne pas froisser sa soeur. La femme choisit donc d'émerger de ses divagations pour plutôt se reconcentrer sur la discussion :

« Évidemment, je savais que le passé d'Ikare n'était pas très net, est en train d'expliquer Saïd avec sérieux. Mais en essayant de le retrouver, j'ai compris à quel point... Il...

Au coup d'oeil hésitant que le colosse lance à son interlocutrice, celle-ci répond, bien plus sûre d'elle que tout à l'heure – la magie du coming-out, peut-être ? Non mais Fanny, ce n'est pas le moment ! :

— Saïd, tu as vu où on en est rendus ? Continue. Dis-moi tout, c'est clairement plus le moment de vouloir me cacher des choses.

Cette détermination le convainc.

— Eh bien en fait... Toutes les bureaux m'ont claqué la porte au nez quand ils ont entendu le nom de nos deux disparus. Un policier me l'a même clairement dit : lancer une mission pour les retrouver relèverait du suicide. Et ça aussi nous le savons tous les deux, Alix : il n'y a qu'une seule chose pour les mettre dans un état pareil...

Fanny voit le visage de sa soeur pâlir, bien qu'elle essaye de le cacher en comprenant :

— Ikare appartient à l'Organisation.

— Exact.

En pleine réflexion, Alix lève un instant les yeux vers le plafond : c'est à peine si on ne voit pas de petits engrenages qui tournent à plein régime dans sa boîte crânienne. Lorsqu'elle ramène son regard à son beau-frère, elle conclue :

— Et donc, tu penses qu'Oriane l'aurait suivi dans cette histoire ?

D'un soupir elle reconnait :

— J'aime pas dire ça, mais ce serait possible. Elle passait tellement d'un extrême à l'autre, avant sa disparition...

— Idem pour Ikare. Son comportement était suspect... Moins bavard que d'habitude, et il me donnait l'impression de cacher son jeu...

"Je suppose que vous avez quelques bases de physique, docteur ? "

Cette voix moqueuse, ce visage défiguré par l'hideuse satisfaction de posséder des cartes que le psychologue n'a pas... Tout cela revient à Saïd avec une désagréable netteté, au point de lui faire serrer la mâchoire et dire, d'un ton un peu trop agressif :

— Et tu n'as pas jugé utile de me prévenir de tout ça ?

Du tac-au-tac, Alix répond :

— Oh, je croyais que ça ne vous intéressait pas, les menstruations de mon amie.

Avant même que son interlocuteur ait le temps de s'excuser, d'expliquer qu'il s'est emporté un peu trop vite, elle se lève et termine la discussion :

— Bon OK, je vais pas déranger plus longtemps. On devrait réfléchir un peu, chacun de son côté... Bonne nuit. »

Sans un mot, le couple regarde la jeune femme quitter leur maison et monter dans sa vieille Clio grise.

Ce n'est qu'une fois le véhicule suffisamment loin que Fanny s'autorise à déclarer :

« Ne lui en veux pas, mon chéri. Je pense que c'est juste tout ça qui la chamboule beaucoup...

— Je ne lui en veux pas », la rassure-t-il en la gratifiant d'un baiser sur la nuque.

Un étage au-dessus, Karine joue innocemment avec ses figurines. Se doute-t-elle de ce qui se passe ? Sait-elle quel malheur plane sur sa famille ? Si seulement elle pouvait rester dans l'ignorance, ne rien savoir de ces histoires de disparition, de souffrance, de meurtres étranges. Fanny aimerait que son enfant reste à jamais dans son merveilleux monde où les fées côtoient les chevaliers, où personne ne meurt et où une formule magique suffit à résoudre tous les problèmes.

Mais un jour, tôt ou tard, il faudra lui dire. Lui dire que parfois, on échoue. Que parfois, la vie ça fait mal. Que les héros ne sauvent pas toujours le monde d'un claquement de doigts. Que ces nobles sentiments que sont l'amour, l'amitié, la justice, la loyauté, sont parfois vains.

Un jour il faudra lui dire. Mais en attendant, Karine, reste encore un peu à l'abri de tout cela, s'il te plaît : reste encore un instant l'enfant de Fanny et Saïd, la petite lueur paisible dans cet océan agité...

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant