Sixième Passage

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La pauvre petite est morte sur le coup.

Ce soir-là, elle voulait pourtant juste voir les étoiles ;  elle ne voulait rien d'autre que profiter, juste une nuit, de sa supériorité d'éveillée sur la ville endormie ; elle ne voulait que s'enivrer un peu d'air nocturne avant de repartir sagement se coucher.

Juste cela. Pas cette violence, pas ces cris, pas cette machine furieuse qui allait lui ôter la vie si brusquement...

Karine est sortie de son lit sans un bruit, une fois certaine que ses parents s'étaient endormis dans la chambre à côté. Elle s'est faufilée comme une souris – mais une souris plutôt inhabituelle, ma foi, affublée d'une panoplie complète de Marvel, allant du pyjama Iron Man aux chaussons Captain America. Pas à pas, prudemment, elle a descendu les marches dont la hauteur l'impressionnait toujours, seule face à cette maison si accueillante le jour et si effrayante maintenant, ainsi déguisée par la pénombre. Tout semblait se teindre de couleurs d'un bleu foncé inquiétant, comme si derrière chaque meuble se cachait un monstre prêt à la dévorer.

Et pourtant c'était dehors que se trouvait le monstre, ma chérie.

L'angoisse a redoublé lorsqu'elle a réalisé qu'elle ne trouvait pas les clés. En effet, contrairement à d'habitude, elles n'étaient pas posées sur la petite étagère à côté de l'entrée, entre deux photos de famille. Mais où, alors ? Une bouffée de panique a envahi l'enfant. Elle s'est mise à fouiller partout tandis que grandissait en elle la peur de se faire prendre en plein délit par ses parents.

Mais finalement elle les a trouvées, ces clés, et cela l'a fait sourire de triomphe, tout aussi fière que si elle venait de sauver l'humanité d'une menace extraterrestre – mais si c'était possible ce genre de choses, la preuve, les Avengers le faisaient tous les jours.

Elle a ouvert la porte, maudissant au passage la serrure qui, à son goût, faisait trop de bruit. Enfin elle est arrivée dehors, à l'air libre, et là, la beauté du monde endormi l'a tant émue qu'elle en a soudain oublié sa peur.

Émerveillée, touchée par cette splendeur pourtant ignorée de tous, la fillette a ouvert grand les yeux, dévorant du regard l'éclat des étoiles qui se mêlait à celui de lointains lampadaires, admirant toutes les teintes sombres mais splendides qu'arborait la nuit, palette si subtile qu'un peintre en serait jaloux.

Aux yeux de cette enfant qui n'avait jamais connu le vacarme exubérant du Quartier Est et celui désoeuvré des Gritants, Laffiera avait un petit air de Belle au Bois Dormant.

La spectatrice inopinée est sortie du jardin pour profiter encore plus d'un tel voyage au coeur du silence, au point de finir au beau milieu de la route, les chaussons Captain America sur l'asphalte granuleux. En cet instant, elle n'avait plus peur. Plus peur du tout. Elle ne savait même plus ce que c'était, l'angoisse, trop occupée à contempler l'immensité du ciel nocturne.

Alors elle n'a pas vu arriver le fauve d'acier et de tonnerre, elle ne l'a pas vu surgir en embuscade au détour d'une rue. Il filait à toute allure, poursuivi par deux autres aux hurlements inhumains qui semblaient lui dire :

Va-t'en ! Va-t'en ! File avant qu'il ne soit trop tard !

Mais cette dernière ne les a pas écoutés. Lorsqu'elle a quitté le ciel des yeux, ça n'a été que pour regarder, paralysée de fascination et d'incompréhension à la fois, cette Faucheuse impromptue. Maudite Mort qui s'invite au moment où l'on y pense pas, fruit véloce et implacable de la folie humaine, Catrina au fort goût de sarcasme.

Les phares l'ont éblouie sans pour autant clore ses paupières : ainsi la fillette, qui a gardé les yeux obstinément ouvert jusqu'à la fin, n'a même pas pu voir le visage de ses inconscients bourreaux...

Pauvre petite Karine, si jeune et si innocente, pourquoi il a fallu que même toi, cette maudite spirale t'attrape ? Comment feront tes parents pour encore espérer, maintenant que toi, petite étincelle qui réchauffe les coeurs, tu as aussi été balayée par le vent glacé du malheur ? Les mêmes étoiles que tu regardais hier encore te pleurent aujourd'hui...

Mais enfin, quel hypocrite je fais ! Si c'est moi qui tiens la plume, si c'est moi qui écris ces lignes, si c'est moi qui joue aux dieux en choisissant les morts et les vivants, pourquoi est-ce que j'ose gémir ? Vous le savez tous : en réalité, c'est moi qui l'ai assassinée.

Pire qu'Ikare, je pleure la mort d'une gamine que j'ai moi-même tuée, et comme lui je plaide coupable et victime à la fois. J'ai des larmes de papier et des larmes de crocodile, les mains pleines d'encre et les mains pleines de sang.

Décidément, je ne changerai jamais. Toujours à camoufler mes crimes... N'est-ce pas Élise ?



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