Chapitre 21

106 13 89
                                    

Cthul a tenu parole : dès le lendemain, les voilà logés au dernier étage d'un des plus beaux immeubles du quartier — ce qui n'était guère difficile, au vu de la concurrence composée presque exclusivement de masures et de HLM mal entretenus.

Le studio est spacieux, clair, avec une vue imprenable sur tout le quartier des Gritants, jusqu'au Quartier Est dont on perçoit même d'ici le halo des néons dans la nuit tombante. Devant un pareil spectacle, Oriane a l'impression de gouverner l'intégralité de la ville, oui, pareil à un aigle planant au-dessus de toutes ces maisons et ces rues labyrinthiques. En même temps que cette douce ivresse l'envahit, elle éprouve un pincement au coeur presque nostalgique. En effet, ce paysage n'est pas sans rappeler celui qu'elle avait depuis son ancien domicile : un autre endroit, une autre vie... Non, pas de nostalgie. Elle ne devrait pas penser à ce genre de chose.

Et pourtant...

Pourtant... Étrange de se dire qu'à une époque pas si lointaine, elle avait eu un travail légal, une vie banale, des amis... Bien sûr, toutes ces ombres, ces accès de folie, ces pulsions étaient déjà là à la tourmenter. Cependant il y avait alors Witahé pour la protéger, n'est-ce pas ? Witahé... Ce nom sonne si creux à présent.

Mais enfin, à quels sentiments niais se laisse-t-elle donc aller ? A quoi bon se remémorer un monde qu'elle a choisi de quitter ? Tout cela date d'avant Ikare. Un temps révolu à jamais.

"Je viens d'avoir Cthul au téléphone.

A cette voix un peu traînante s'accompagnent deux bras qui, doucement, enlacent le cou d'Oriane. Elle sourit, s'abandonnant toute entière à la chaleur du corps de son compagnon, et demande :

— Et que dit-il ?

— Il a envie de te voir. De nous voir.

Son haleine empeste l'héroïne. Visiblement, sa "fête" d'hier soir avec ses "putes" ne lui a pas suffi.

— Moi aussi j'ai envie de le voir.

— Moi, souffle Ikare tout contre sa nuque, j'ai surtout envie qu'on fasse un tour en voiture là, maintenant, ce soir, juste toi et moi.

Amusée, elle arque un sourcil comme pour le mettre au défi :

— Vraiment ?

Plus rien ne l'étonne dorénavant de la part d'Ikare, qui incarne à la perfection ce genre d'homme dont on ne sait jamais s'il va vous accabler de reproches, vous offrir un verre ou vous plaquer contre un mur pour vous embrasser. Trait de caractère encore plus affirmé lorsqu'il vient de se droguer. C'est justement cette instabilité qui plait tant à Oriane, cette impulsivité qu'elle aussi partage. L'un et l'autre ne sauraient se refuser leurs caprices respectifs.

— Mais oui ! s'extasie-t-il avant de lui saisir la main et la taille comme pour une valse.

Sait-il seulement à quel point il est craquant lorsqu'il joue aux romantiques ? Sans doute inconscient de son charme à l'heure qu'il est, il poursuit avec emballement :

— Imagine-toi deux petites secondes : nous deux, à bord d'un bel engin flambant neuf, filant à 200 km/h..! On ira partout où tu voudras. Au Quartier Est, pourquoi pas, en souvenir de nos premiers soirs, ou bien à Vieufaune ! Jusqu'à Casselnoir même, tiens !

Oriane s'impose un effort gigantesque pour ne pas se laisser tout de suite conquérir par son beau discours. Hors de question de lui offrir si vite la victoire, ce ne serait pas drôle ! Alors elle fait remarquer d'un ton railleur :

— Tu penses que le boss accepterait ?

— Bon, d'accord, peut-être pas Casselnoir, concède-t-il. Partout sauf Casselnoir, dans ce cas !

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant