Chapitre 41

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Il y a un petit silence qui plane comme après une détonation. Cet instant suspendu où on attend toujours quelque chose qui ne viendra jamais ; mais on espère quand même qu'il viendra, alors on reste immobile et silencieux pendant une minuscule éternité. C'est le moment qui vient juste après un premier coup, un premier meurtre. Après un voeu, après un aveu.

Alix, je suis enceinte.

Même cet écho ne suffit pas à percer l'épais silence. Pas plus que les battements du coeur d'Oriane – de deux coeurs, en réalité.

Elle vient de l'annoncer pour la première fois à voix haute, elle qui retenait jusque-là jalousement ces mots pour elle, comme si le dire à quelqu'un lui enlèverait déjà un peu cet enfant. Son enfant. Elle voulait tellement le garder pour elle, ce petit secret de chair, qu'elle interdisait à tous les autres le luxe de l'évoquer, quand bien même les médecins la suivaient et les infirmiers constataient en silence l'ampleur des symptômes. Elle voyait bien le personnel soignant essayer d'en discuter, baisser les doses de médicaments pour éviter tout dégât collatéral, mais qu'importe : elle voulait être la seule à en parler, à lui parler, à lui murmurer combien elle l'aimait – sans même savoir si c'était vrai.

Alix, je suis enceinte.

Et elle ignore si elle doit s'en réjouir ou s'en désoler. C'est tout ce qui lui reste de son ange, le fruit de leur amour. Mais qu'en faire, quand tout lui hurle d'abandonner le souvenir d'Ikare ? Qu'en penser, quand tout l'incite à tuer ses sentiments envers lui ? Elle porte un bébé qu'elle adore et déteste à la fois, un dilemme qu'elle veut garder comme un trésor.

Comment pourrait-elle savoir quoi penser de cet enfant quand elle ignore quoi penser de son père ? Et puis, la simple idée d'être responsable d'une vie après l'avoir été de tant de morts l'écoeure...

A ce moment, Oriane s'arrête et tombe, tombe en sanglots. Elle ne s'est jamais sentie aussi nue, aussi vulnérable, aussi haïssable. Tous les masques qu'elle enfilait sont tombés, et son vrai visage maintenant révélé lui semble couvert de crasse et de coulures de maquillage.

Alix, je suis enceinte.

Et totalement perdue.

— Je... Je suis terrifiée, lâche-t-elle, la respiration difficile comme si elle cherchait son souffle au milieu des vagues salées de ses larmes à l'intérieur. J'ai peur de rechuter encore, j'ai peur de vous faire du mal, j'ai peur de... prendre la mauvaise décision, tu vois, pour... lui ou elle. J'ai peur, putain, je crève de trouille. Ils... J'ai l'impression qu'on place trop d'espoirs en moi, et que je vais tous décevoir. Et je me dégoûte moi-même d'avoir peur. Je n'arrive pas à m'en empêcher. Et si... Et si je faisais encore le mauvais choix ? Et si...?

Ses mots l'abandonnent, alors ceux d'Alix prennent le relais, accompagnés d'une main rassurante sur son épaule :

— Ecoute, Oriane.

Elle se racle la gorge, comme pour mettre ses idées au clair ou se donner un peu de contenance – et, pour la première fois, Oriane réalise d'où son amie tient cette habitude.

— La situation a changé, c'est clairement plus pareil qu'avant. Maintenant t'es plus seule. On est là pour toi, on va tout faire pour t'aider et te comprendre autant qu'on peut.

— On ?

— Bah oui ! Côme, Shawn, Marie-Fleur...

Étrange d'entendre ces noms après tout ce temps. Tous ces amis de l'usine, à Gênnille, commençaient déjà à perdre leur netteté dans son esprit, sans qu'elle s'en rende compte. Leurs visages s'effaçaient, leurs voix étaient des murmures lointains, figures passées comme un horizon dont on a tourné le dos depuis longtemps.

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⏰ Last updated: Apr 11, 2021 ⏰

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