Chapitre 22

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Une agent de police, encadrée de deux autres, apparait soudain à tout juste un mètre d'eux. Le visage strict, les cheveux roux noués en une queue de cheval qui l'est tout autant, elle fait signe aux deux fautifs de baisser leur vitre, unique option possible pour ces derniers au vu des voitures qui les encerclent à présent de tous côtés.

« Sortez, ordonne la policière en illustrant ses propos d'un petit coup de menton vers le bitume.

Une fois de plus ils obéissent, et soudain voient le corps de leur jeune victime : une fillette métisse en pyjama, ne dépassant sans doute pas les dix ans. Son corps est dans un piteux état, en partie défiguré par le choc de la voiture. Deux hommes en uniforme se tiennent autour d'elle, l'un appelant le SAMU, l'autre lui fournissant les premiers secours et guettant un signe de vie de la part de l'enfant.

— Oh merde, peste Oriane.

Pas le temps d'analyser clairement ses émotions suite à cet accident : à côté d'elle, Ikare vient de sortir une arme. Tous leurs opposants sur le qui-vive dégainent à leur tour leurs pistolets, prêts à riposter en cas d'attaque.

— Qu'est-ce que tu fous avec ça ?!

Sans même daigner écouter sa compagne, trop occupé à défier les forces de l'ordre, le blond lance d'une voix évoquant l'aboiement enragé d'un pitbull :

— Est-ce que vous savez qui je suis, imbéciles ?

Silence tendu, seulement troublé par l'agitation d'une maison voisine réveillée.

— Est-ce que vous savez qui je suis ? répète-t-il avec fureur avant de déclarer devant une telle absence de réponse : Je suis un membre de la fichue Organisation qui vous fout la trouille à tout le monde ! Je suis un putain de bourreau, un putain d'assassin, une putain de machine à tuer et à torturer ! Je suis le type qui a décapité votre lieutenant Hoon il y a deux ans ! Je suis le type qui n'hésitera pas à vous faire subir le même sort !

Et avec encore plus de force, il hurle pour conclure :

— Je suis l'Angelot ! »

Visiblement, ce pseudonyme est bien plus connu par les services de police que par le reste de la population : alors qu'Oriane n'avait jamais entendu ce surnom avant de fréquenter le dénommé, il a en revanche suffi qu'Ikare le prononce pour instaurer la confusion du côté des agents.

Capturer un homme de cette importance au sein de l'Organisation, ou même la compagne de celui-ci, signifierait défier ouvertement leur supérieur. Ce serait une déclaration de guerre. Or en ce cas de conflit, l'issue ne poserait même pas question : Cthul gagnerait, pour le simple et bonne raison qu'on ne peut pas se battre contre une ombre,  ni même une silhouette vague dont on ne sait ni la puissance exacte ni la localisation précise du quartier général.  Cthul est doué pour garder son anonymat, sans oublier qu'il a l'art de posséder bien plus d'alliés qu'on le croit...

Voilà pourquoi les policiers baissent leurs armes, ce qui ne manque pas d'arracher un sourire de satisfaction au jeune homme armé qui termine plus calmement :

« Parfait. Maintenant que nous sommes au point là-dessus, je vais gentiment repartir avec ma petite amie – en respectant le code de la route cette fois, pour éviter toute nouvelle histoire. Quant à vous, je vous laisse avec la gamine : bien entendu, évitez de dire la vérité au sujet de ce petit incident, si vous voulez que nous restions en bons termes...

C'est alors qu'une voix jaillie comme de nulle part s'élève :

— Pas toi, merde ! Non !

Ce cri hardi provient d'un homme habillé à la va-vite, planté sur le seuil de sa maison, celle juste en face de l'accident. De carrure solide, quoique moins musclée que celle de Ryuk, la peau sombre actuellement luisante de sueur, les yeux écarquillés, on aurait pu le trouver élégant, peut-être même beau s'il n'exprimait pas un tel désespoir mêlé d'une telle colère.

— Tiens, bonjour docteur Denn » , sourit Ikare en se glissant dans la voiture à peine abîmée par l'impact.

Déjà Oriane démarre le véhicule et s'éloigne en direction du quartier des Gritants, abandonnant derrière eux l'âme anéantie d'un père.

***

Le retour se fait dans une ambiance étrange qui, si on ne peut la qualifier de silencieuse, est en tout cas bien moins survoltée qu'à l'aller.

« Je n'avais jamais tué d'enfant auparavant, souffle Ikare en posant sa tête contre la vitre, les yeux tournés vers les étoiles dans lesquelles il cherche un réconfort.

Un vieil aviateur qui s'était échoué dans le Sahara m'a un jour dit, à son retour, que selon ce qui nous habitait l'esprit, les étoiles pouvaient prendre des allures bien différentes : et ce soir-là, notre protagoniste à la chevelure de platine y voit des regards lourds de reproches. Les étoiles lui en veulent, et même si à vos yeux cela parait absurde, pour lui, en cet instant, c'est vrai.

— Moi non plus, souffle Oriane.

Remarque, elle n'avait jamais tué personne d'une manière générale. Et cette première expérience lui laisse un goût amer en bouche. Une blessure de plus . Une étiquette d'assassin à jamais collée sur son front.

Son amant continue, ne pouvant réprimer les mots qui se pressent à ses lèvres, frénétiquement, de peur que dans le silence les remords deviennent encore pire :

— Je te jure, je ne savais pas que le docteur Denn avait une fille...

— Moi non plus, répond de nouveau l'autre en tournant à droite.

Ils sont revenus aux Gritants. Bientôt ils quittent l'entrée du quartier, relativement agréable et propre, pour pénétrer dans sa partie la plus sombre : de plus en plus de rues étroites, de bouteilles de verre cassées sur les trottoirs, et la foule peu recommandable du soir, toujours la même, avec ses prostitués et ses dealers.

Quel étrange quotidien.

— Mais dis-moi, Ikare... déclare soudain Oriane. Comment cela peut encore t'impacter, ce genre de choses ? Tu n'es pas censé être... Comment tu disais, déjà ?

Et elle prend un ton faussement effrayant pour parodier son compagnon :

— "Un assassin, un empoisonneur, grrr ! "

— Ha ha, merveilleuse imitation, raille-t-il sans parvenir toutefois à sourire, puis il répond : D'habitude, ce ne sont pas des enfants... Pas ceux de personnes que je connaissais avant... Et puis, je... D'habitude, il y a cette... "chose" en moi qui prend le contrôle dans ces moments-là, et qui... Qui sait ce qu'elle a à faire, quoi.

Il soupire :

— Là c'était involontaire... Là c'était la fille de Denn...

— Pourtant tu souriais tout à l'heure, lui fait remarquer Oriane.

— Je souris toujours en public. »

Bien qu'il cherche à le nier, il semble bien plus attaché à ce docteur qu'il ne l'avoue. N'ayant l'audace d'approfondir la discussion à ce sujet, consciente que cela irriterait son passager plus qu'autre chose, la conductrice choisit de garder le silence.

Décidément, Ikare n'est qu'un paradoxe à échelle humaine : capable tout autant de rire en commettant les pires tortures que de pleurer la mort d'une enfant. Un sublime paradoxe qu'Oriane ne quitterait pour rien au monde.

***

Cette histoire leur laissera un petit quelque chose de différent dans le coeur, bien sûr. Ils auront beau essayer de faire comme dans les films, de se dire "je t'aime !" comme si c'était une formule magique capable de tout régler, d'étouffer dans leurs étreintes désespérées cette ombre horrible qui pousse entre eux, ils n'arriveront pas à oublier. Ils n'y arriveront jamais totalement.

Alors ils se coucheront chacun d'un côté du lit, sans plus oser se parler, et ils finiront par s'endormir tant bien que mal, la poitrine un peu compressée sous le poids de songes obscurs.

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant