Deuxième Passage

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Tu sais, Oriane, moi aussi j'ai des regrets. Ou plutôt, des remords.

C'est à cause d'eux que je suis parti deux semaines plus tôt, dès l'aube, et que j'ai bondi dans le premier train venu sans vraiment réfléchir. J'ai quitté Laffiera comme un voleur, incapable de passer un jour de plus dans cette atmosphère étouffante, incapable de regarder en face cette ville dont je suis le secret complice. Où aller ? Je n'en savais rien. Juste le plus loin possible de Laffiera. Le plus loin possible.

Au début, j'ai essayé de me raisonner : un tel coup de tête était absurde, je n'agissais que sur le coup d'une nuit blanche passée à écrire, j'allais revenir demain bien sagement à la raison, comme un enfant qui finit par arrêter son caprice...

Mais le besoin de m'enfuir s'est fait trop impérieux, Oriane : les remords – et pas la peur de la criminalité ambiante, comme je l'affirmais – m'ont poussé à partir, ils ne m'ont pas laissé le choix. Je ne voulais plus de ce passé, de ces fantômes, de ces chiens qui aboient à mes oreilles avec la même force qu'aux tiennes.

Avec l'espoir de semer ces chiens, j'ai traversé tout l'Ouest de la France, errant au gré de mes rencontres et enchainant les cigarettes dans des bars différents chaque soir. J'en suis allé jusqu'à me réfugier dans un village égaré à quelques kilomètres de l'Atlantique, où je séjourne maintenant depuis quelques jours.

Mais même là, dans ce silence que seul interrompt l'océan, les chiens m'ont suivi...

La vérité, Oriane, c'est que les remords sont partout. On ne peut pas y échapper, ils sont là même sur le papier, entre les lignes d'encre que je trace... Ainsi je tangue entre deux fiction et réalité, je demande qui est qui, je joue aux devinettes avec moi-même, poursuivant mon oeuvre en sachant qu'elle pourrait me coûter la raison.

Elle est revenue, merde.

Oh non, Oriane, tu n'es pas la seule à voir tes démons ressurgir, loin de là...

Et j'ai beau m'exiler loin de ma ville, me tapir dans une maison solitaire, je ne peux pas y échapper non plus. Pas plus que je ne peux m'arrêter d'écrire ce roman, pourtant si étrange et différent de ceux que j'ai l'habitude de créer. Je suis un romancier reconnu, un habitué des histoires familiales et historiques, un homme loué pour la richesse de sa plume...

Alors pourquoi j'écris comme un adolescent, maintenant ?

Pourquoi cette intrigue est si différente des autres ?

Parce que les regrets, toujours.

Ils se glissent dans ton esprit, pareils à un parasite, et dès qu'ils se trouvent un petit recoin où se nicher, ces vilains fantômes ne te lâchent plus. Ils pèsent dans chacun de tes pas, assombrissent ton regard, falsifient tes sourires, grignotent petit à petit le peu d'espoir qu'il te reste et bientôt, il devient impossible de voir son reflet dans un miroir sans sentir poindre le désespoir. Puis on se surprend à soliloquer, à se répéter qu'on est nul, mauvais, pourri, oui, pourri jusqu'à la moelle.

Voilà donc où nous en sommes toi et moi : personnage et auteur ensemble sur leur chemin de croix, entamant tous les deux leur lente décadence.

Mais toi, Oriane, je sais ce qui t'attend dans les prochains chapitres : la rencontre avec la hache du bourreau, la chute inexorable, l'acte cinq de ta tragédie.

En attendant, retournons à Laffiera, à ton appartement, à ton salon, et écoutons quels orages tonnent dans ton crâne...

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now