Chapitre 39

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Doucement, tout doucement, Oriane réapprend la paix. Elle la redécouvre comme si c'était la première fois, à la manière d'un enfant qui fait ses premiers pas. Elle titube souvent, elle menace de perdre l'équilibre parfois, mais l'effort est là.

Elle avance.

Elle se recolle morceau par morceau, pièce par pièce. Elle répare son coeur, sa mécanique abîmée de danseuse à la porcelaine brisée.

Et la revoilà qui danse, regardez. Ses mouvements, bien qu'encore timides et tremblants, ont déjà retrouvé un semblant de grâce. Elle danse, elle réapprend à danser, elle danse tel un cygne qui avait pourtant entonné son dernier chant. Voyez comme elle danse, de cette douce danse qui donne envie de sourire en pleurant. Elle danse, elle danse, même sans son ange blanc...

Une dizaine de jours s'est écoulée depuis qu'Ikare a été déclaré vivant – ou plutôt, depuis qu'Oriane a accepté de l'entendre –, achevant l'étrange deuil de la patiente et amenant à pas de velours la fin février. D'après les médecins, elle se trouve ici depuis un peu moins de trois mois maintenant. Trois mois passés entre ces murs immaculés devenus ses confidents dévoués. Trois mois passés à rêver, à errer, à se rappeler, à se rechercher. À réapprendre à danser. 

Pour Oriane, cependant, cela relèverait plutôt de l'éternité, comme un gigantesque sablier où les nuits, les jours, les nausées, le silence, les réveils tonitruants de Gloria, les repas, les brèves interactions avec les autres patients et les ateliers de Rahim représentent autant de grains de sables qui, peu à peu, ensevelissent les images du passé.

Mais il y a ces journaux et ces reportages à la télévision qui lui interdisent d'oublier totalement. Il y a toujours des procès en cours, et des murmures qui tapissent les couloirs.

Il y a la réalité. Car c'est bien ça, la réalité.

Oriane se le répète régulièrement, juste pour s'entrainer à définir ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Avec application, elle se veut lucide, distinguant le vrai du faux, rangeant chaque fait dans une case ou dans l'autre, cherchant des repères, des preuves pour s'assurer qu'elle ne délire pas.

Désormais, quand elle bascule dans un autre monde, elle préfère le faire consciemment, par la lecture. C'est un passe-temps qu'elle s'est découvert récemment, entrainée presque malgré elle par Rahim vers la minuscule bibliothèque de l'hôpital, pour finir un roman un peu usé entre les mains avant d'avoir pu émettre la moindre objection. 

De retour dans sa chambre, seule face à cet ouvrage à la couverture bien cornée, il lui a fallu du temps pour apprivoiser l'étrange objet d'encre et de papier. Surmonter l'appréhension de ces lignes noires sur le papier un peu jauni.

Oriane a longtemps évalué du regard la créature immobile comme si elle allait bondir, et l'entraîner malgré elle dans un monde qu'elle a jusqu'à présent craint. Il est vrai que la littérature n'a jamais été son fort, en témoignent ses médiocres notes en français à l'époque des cartables. Les mots ont toujours eu la fâcheuse tendance à lui échapper tels de petits démons ricanants, et si les livres ont surgi dans sa vie, c'était jusque-là seulement pour lui rappeler de mauvais souvenirs : le fantôme, l'ombre effrayante qu'était sa mère.

Sa mère.

Oriane la revoyait encore seule face à son bloc-notes aux feuilles à petits carreaux sans marge, acheté à la première supérette du coin. Les soirs où elle n'était pas trop ivre, Dorothée Pessadya s'installait à la table de la cuisine, qui servait aussi d'étroite salle à manger. Alors elle se mettait à écrire, ou plutôt à griffonner frénétiquement des lignes et des lignes sur le papier, sans s'arrêter, de sa petite calligraphie étroite et rapide. Jamais elle n'était plus silencieuse et concentrée que dans ces moments-là, sans autre compagnie que les mots, un bloc-notes bon marché, et la lumière jaunâtre d'une ampoule pour chasser la nuit.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now