Chapitre 33

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C'est le bruit d'un plateau déposé sur la table et la voix tonitruante de Gloria qui réveillent Oriane le lendemain.

Comme à son habitude, l'infirmière affiche un large sourire sur son visage hâlé, si rayonnante que le soleil d'hiver dehors parait bien ridicule en comparaison. Elle tire les rideaux d'un grand claquement sec, s'émerveille du beau paysage derrière et s'exclame :

« ¡ Buenos días madame Souaignot ! Il est l'heure de se réveiller ! Une belle journée commence, ¡ anda !

Dans son entrain, l'espagnol se mêle au français, ce qui a toujours eu le don de faire sourire Oriane. A défaut d'y comprendre quelque chose, vu son piètre niveau en langues, elle peut au moins s'amuser de ces sonorités exotiques et de ces démonstrations théâtrales dès le matin. Gloria a sans doute bien compris qu'elle aimait ça, puisqu'elle a une curieuse tendance à exagérer cette particularité devant sa patiente brune...

— Ça va mieux depuis hier ? s'enquiert la soignante en versant le chocolat chaud dans une petite tasse blanche.

Malgré son plutôt jeune âge, sans doute le même qu'Oriane, il y a une étonnante sagesse qui se lit dans ses yeux sombres, profonds comme ceux d'une vieille matriarche espagnole. Peut-être que cette image d'Épinal est confortée par sa physionomie rondouillarde et sa voix grave, presque masculine. En tout cas, elle évoque à sa patiente une de ces mères solides comme un roc mais au fond si tendres. Celles dont le rire facile n'est jamais moqueur, celles qui partagent de bon coeur leurs joies, mais sauront aussi vous épauler dans vos peines. Oriane aimerait être une telle mère.

Tu avais une amie comme ça. Tu te souviens ?

Chassant cette idée, Oriane adresse un nouveau sourire à l'infirmière.

— Euh... Oui, ça va mieux...

Et elle ajoute, un peu gênée, comme un enfant fautif :

— Et... Désolée pour hier. J'ai... J'ai fait n'importe quoi. Vraiment désolée.

No pasa nada, señora : nous sommes là pour vous aider, d'accord ? Alors ne vous en voulez pas trop ! Et puis avouez que vos crises sont moins violentes qu'avant, ­ ¡ vas mejorando !

La patiente acquiesce en s'extirpant avec un peu de difficulté de ses draps.

¿ Estás bien ?

— Oui. Mieux qu'hier, en tout cas.

Gloria ouvre la bouche un instant, pour la refermer aussitôt à regret, dans un mouvement qu'Oriane ne sait que trop bien comment interpréter. L'infirmière regarde encore un moment sa protégée se lever puis, voyant que son corps en métamorphose ne l'handicape pas trop, elle s'autorise à relancer :

— Vous avez rendez-vous avec la docteure Javarbel aujourd'hui, c'est ça ?

— Oui. Après l'atelier ergo.

¡ Qué bien ! Por cierto, Rahim m'a dit que vous étiez franchement douée ! Une vraie artiste !

Avec un sourire gêné, la jeune femme hausse les épaules.

— Bah... Je me débrouille, on va dire.

Avant d'ajouter maladroitement :

— Enfin... J'aime bien tout ce qui est travail manuel... Je...

Elle s'éclaircit la voix, cherche ses mots :

— Je travaillais dans la mécanique avant. »

Ça lui fait toujours bizarre de dire ce mot, "avant". En général, elle essaye de l'éviter. Bien sûr qu'elle y pense, souvent malgré elle, mais elle n'ose pas l'employer à voix haute. Parce que cet "avant" est rempli de honte, relique d'une époque où elle disait "ça va" sans le penser sincèrement, juste pour rassurer les autres. Cet "avant" lui fait l'effet d'un souvenir lointain et confus, mais toujours aussi désagréable dans sa mémoire.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now