Chapitre 1

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Cela fait maintenant un petit moment qu'elle se tient au-dessus de cette eau sombre. Elle ne regarde ni la Lune ni les lampadaires, non, elle ne lève pas la tête : elle ne regarde que la rivière, et la forme indistincte des lumières qui s'y reflètent. Elle aimerait rendre les images qui la hantent aussi floues que ces taches en contre-bas, peut-être même les noyer et les empêcher de revenir pour de bon... Mais elle ne peut tout simplement pas.

Elle ne peut pas, car elle est prise au piège. La forêt se resserre autour d'elle comme un serpent autour d'une proie sans défense. Les arbres au feuillage mourant s'agitent et craquent au gré du vent glacé, tendant à leurs pieds des pièges de ronces et de racines, faisant de mine de s'effondrer juste pour l'effrayer un peu plus. C'est jusqu'au soleil qui se moque d'elle, avec son éclat si vif et clair qu'il lui brûle les yeux.

Loin de s'engloutir au fond de la rivière, la haine et la violence refont surface et contraignent la jeune femme à les regarder dans les yeux. Elles repeignent la toile noire de la nuit aux couleurs des souvenirs. Ainsi, même après tout ce temps, l'insomniaque se croit encore dans la forêt, terrifiée et tremblante comme l'enfant qu'elle était. A moins qu'elle n'ait jamais grandi, après tout ? En passant une main dans ses longs cheveux bruns, il lui semble encore sentir des brindilles qui s'y étaient autrefois mêlées.

Des brindilles dans ses cheveux, oui, mais aussi de la boue sur sa robe rose et des griffures sur sa peau pâle : ce n'est plus une fillette, mais un petit animal crasseux. Elle est dans un état pitoyable, mais elle n'y fait pas attention. Pour le moment, une seule chose compte : courir. Courir. Fuir.

Elle n'a jamais cessé de fuir depuis. Elle avait cru pouvoir échapper à ces cauchemars, persuadée qu'en grandissant, la peur partirait. Elle avait pensé être plus forte que cela, si forte qu'elle allait enterrer ces démons sous une épaisse couche de silence et de mensonges. Pendant toutes ces années, elle s'était patiemment construite un masque si parfait que désormais, personne ou presque ne savait ce qui se cachait derrière. Les cauchemars s'étaient faits moins récurrents, moins concrets... Jusqu'à ce soir où les arbres terriblement familiers se sont de nouveau élevés autour d'elle, pareils aux barreaux d'une prison.

Mais le pire, ce ne sont pas ces silhouettes : c'est l'aboiement des chiens. Il retentit dans toute la forêt, si puissant qu'on peut en sentir la haine à des kilomètres, si puissant qu'il ne laisse pas de place au doute : ceci est une promesse de massacre. Un massacre décidé par quelques bouteilles d'alcool fort et des pulsions sadiques exacerbées.

Un massacre qu'on a prétendu sacre, et qui remonte en elle avec un goût âcre : la jeune brune se souvient de tout malgré ses vœux d'amnésie. Ainsi la voilà revenue dans la forêt, cernée de tous côtés, lâchée comme une souris dans un labyrinthe sans issue. L'insomniaque gémit sourdement, mais ses lamentations ne suffisent pas à recouvrir l'aboiement des chiens. Elle entendrait presque les ombres ricanantes tout autour d'elle lui parler au creux de l'oreille, comme de vielles ennemies venues exécuter leur vengeance. Plus fortes que jamais, les bêtes sont revenues, désireuses d'achever leur traque débutée deux décennies plus tôt.

Car c'est elle qu'ils cherchent. Ils finiront par la trouver, leur cible désignée, leur adorable petit gibier, victime d'une partie de chasse qui a mal tourné ; ils finiront par la trouver, et ils seront sans pitié.

« Oriane, ça va ? Qu'est-ce que tu fais là ?

La voix qui se fait soudain entendre par-dessus l'écho des aboiements l'extirpe de ses pensées et lui offre enfin un semblant d'apaisement.

En faisant volte-face, Oriane distingue, dans la rue derrière elle, un corps dessiné par la lumière des réverbères et l'ombre des maisons assoupies. C'est le corps d'un jeune homme si souvent contemplé qu'elle en devine chacun des détails plus qu'elle ne les voit dans la pénombre : ses cheveux à la couleur cuivrée, sa mâchoire affirmée, sa stature grande sans être imposante, ses mains larges, et surtout, ses yeux, ses yeux qui la regardent comme si elle était une statue de verre aussi sublime que fragile, ses yeux qui l'implorent de ne pas se briser.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now