Quatrième Passage

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Allez, Witahé, il est temps de l'avouer : ton prénom a beau être celui d'un vivant, ton corps est sous terre depuis deux ans. Tu n'es plus que l'ombre de toi-même, mais tu t'obstines quand même à suivre les pas de la fille que tu aimes – à moins que ce ne soit elle qui t'y oblige, par peur des chrysanthèmes ?

Ce n'était qu'un accident, rien qu'un regrettable accident, pas même un de ces crimes qui pullulent aux Gritants : non, ce n'était qu'un banal accident de voiture dû à un fêtard qui avait un peu trop bu, mais il a suffi de ce drame pour te faire rendre l'âme.

Quinze avril, Witahé, tu te souviens ? Quinze avril, deux hommes morts sur le coup, laissant derrière eux deux enterrements et deux familles habillées en noir.

Et dix-sept avril, Witahé, tu t'en rappelles aussi ? On t'a enterré cet après-midi là, ce jour de printemps morose, dans un silence seulement interrompu par les discours attristés, le bruit de pelle du fossoyeur, et les sanglots de l'assistance – surtout ceux d'Oriane.

D'ailleurs, qu'allait-elle devenir sans toi, cette pauvre Oriane, seule face aux bêtes de son passé et à ce serpent au nom d'ange qui rôdait déjà tout près ? Te doutais-tu du danger, Witahé ? Est-ce pour cela que tu es resté, ou qu'on t'a forcé à rester ?

Tu lui as promis mille fois que tu ne l'abandonnerai jamais, pauvre caricature ratée de chevalier servant. À force de répéter que tu serais toujours là pour elle, tu as fini par rester accroché à son ombre même quand il te fallait partir.

Sans toi, je le reconnais, elle se serait effondrée depuis longtemps, comme une bâtisse qui, sans habitant pour l'entretenir, tombe en ruines. Tu étais la voix de sa conscience dans son âme désordonnée, l'idole qu'elle s'entêtait à vénérer et à recréer trait pour trait d'après ses souvenirs.

Néanmoins, les temps changent : ton rôle s'achève ce soir, Witahé, et tu le vois dans les yeux de ta compagne. Elle te regarde maintenant sans plus se voiler la face : tu es un fantôme, une hallucination de plus. Elle te regarde comme elle ne t'a jamais regardé auparavant, choisissant de suivre Ikare et de t'oublier sans même avoir encore fait son réel deuil.

Devant ce regard, tu ne peux plus que reconnaître ta défaite : tu baisses la tête, tué une seconde fois, vaincu par ce prétendu ange aux griffes de démon. Tu ne peux plus rien faire pour elle, et, comme tu affectionnes tant le dire, "tu le sais".

Alors, quand le vent glacé de novembre passe par la fenêtre entrouverte, qu'il te caresse le visage et qu'il t'invite à quitter ce monde pour rejoindre celui des brises, tu ne refuses pas. Au contraire, tu fermes les yeux pour dissimuler les dernières larmes qui pourraient te venir, et tu te laisses porter par ce courant d'air.

Un instant plus tard, tu as disparu. Pour de bon.

Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now