Chapitre 15

55 11 26
                                    

C'est comme s'ils avaient tout à coup pénétré une autre dimension, un monde tapageur où les paillettes et l'extravagance sont mots d'ordre.

Un homme déguisé en Godzilla avec un soutien-gorge traverse la piste de danse sans que personne ne semble étonné tandis que plus loin, un groupe de pin-ups arborent des combinaisons en billets de cinq-cent euros – espérons au moins que ce sont des faux. Sans oublier cet homme obèse se déhanchant dans sa robe de Cendrillon aux côtés d'un autre dont les cheveux s'ornent d'un caleçon Superman. Les tenues sont plus que légères, les décolletés très échancrés, et les couleurs ne semblent avoir d'objectif que frapper le plus violemment possible la rétine de ceux qui les voient.

Oui, on peut appeler ça du mauvais goût.

Mais cette notion du style ne s'applique pas qu'aux danseurs : elle a contaminé jusqu'à la décoration du club. Les affiches placardées à certains endroits des murs rouge vif mêlent symboles vaudous et licornes montrant fièrement leurs organes génitaux – une des nombreuses raisons pour laquelle les enfants sont assez peu courants dans cet établissement. Là-haut, en guise d'éclairage, scintille une boule à facettes, gigantesque et aveuglante comme un soleil de cristal. Ses rayons colorés éclairent l'écoeurant papier peint rouge qui tapisse les cloisons, celles-ci ornées de longs rideaux rose bonbon où semblent s'enlacer et même un peu plus des amants d'un soir.

Car passée cette première impression d'avoir affaire à de simples originaux un peu tordus, le spectateur inhabitué réalise que cet endroit est surtout un lieu de débauche.

Une odeur de cannabis et d'alcool assaille les narines, et partout où se porte le regard, on voit toujours des corps nus se livrant à des actes obscènes sous les yeux de tous. Même la musique, pourtant forte à en arracher les oreilles, ne parvient à camoufler entièrement les cris de plaisir qui retentissent çà-et-là.

Une foule continue se presse au comptoir du bar : je vous laisse deviner quels ingrédients peu recommandables y composent les cocktails...

Ikare glisse à l'oreille de sa compagne :

« Tu aimes ? »

Le sourire qu'elle lui adresse vaut mille "oui". Cette atmosphère dépravée, loin de la répugner, l'excite au contraire, ne lui donnant plus qu'une envie : celle de se joindre à l'immonde orgie. Sous les feux exubérants des lumières multicolores, les oreilles remplies de musique assourdissante, elle l'embrasse, ou plutôt lui dévore la bouche. Tout devient insignifiant sinon la chaleur de leurs corps, la sueur qui en ruisselle bientôt tant l'air y est étouffant, le battement frénétique de leurs coeurs.

Ce langoureux moment se voit hélas interrompu par Ryuk qui, venant de monter sur l'estrade du disc-jockey, attrape le micro pour haranguer la foule :

« Amis du Roi de Pique, arrêtez deux petites secondes de vous enculer et écoutez-moi !

Une rumeur joyeuse s'élève, ravie à l'idée d'un petit discours.

— Ce soir, poursuit le colosse, nous sommes ici pour fêter le retour de notre grand copain à tous, j'ai nommé l'Angelot !

Tonnerre d'applaudissements, redoublé lorsque la lumière tombe sur le couple encore enlacé. Ikare sourit et salue les fêtards survoltés, visiblement à l'aise bien qu'un peu déçu d'avoir été dérangé dans ses ébats.

— Et comme vous pouvez le voir, il n'est pas venu seul : en effet, notre seul et unique Angelot national s'est trouvé, et attention, retenez bien votre souffle messieurs-dames... une chérie !

Deuxième tonnerre d'applaudissements, cette fois agrémenté de "houuuu!" mi-attendris mi-moqueurs comme le veut la tradition dès qu'on parle d'amour.

Peu habituée à être au centre d'une telle attention, Oriane ne sait si elle doit se sentir gênée ou ravie. Toujours est-il qu'elle sourit maladroitement et salue d'un maigre geste de la main l'assemblée endiablée.

— Je vous invite donc tous, mes amis, à trinquer à cette double bonne nouvelle ! Santé ! »

Voilà une bonne excuse pour prendre un nouveau verre : enchantés du prétexte, de nombreux convives se précipitent vers le bar pour engloutir un énième cocktail.

Maintenant que le discours s'est terminé, le jeune couple se retrouve harcelé de tous côtés par une armée de personnes qu'Oriane n'a jamais vues mais qui paraissent à l'inverse assez familières à Ikare.

« Merci Bloody Mary, ça fait plaisir ! »

« Mais évidemment que je me souviens de toi mon vieux ! Comment j'aurais pu t'oublier ? »

« T'inquiète mec, cette fois je ne vous lâcherai plus ! »

Tout ceci accompagné d'un florilège de surnoms assez inspirés, allant du Joker à Dracula, sans oublier Néfertiti, Jack l'Éventreur, ou encore Cujo – à croire que c'est Halloween ici.

En dépit de tous ces pseudonymes divers et variés qu'Oriane parvient à saisir au vol, celui de Cthul n'est toujours pas apparu ; aussi l'espoir de le rencontrer ce soir et d'enfin découvrir qui il est quitte petit à petit la jeune femme.

Peut-être est-ce, en plus de chercher à s'intégrer dans l'ambiance actuelle, pour chasser cette frustration qu'elle commence à engloutir les verres qu'on lui propose.

Un verre, deux verres, trois verres, quatre verres...

Les verres, c'est comme les moutons : Oriane les compte pour trouver le sommeil. Mais avec l'alcool, on ne cherche pas le sommeil au sens strict du terme : on veut juste endormir ses préoccupations, ses inquiétudes, les faire taire le temps d'un soir – ou plus si affinités.

Ainsi ivre, la jeune femme gagne confiance en elle, bientôt rejointe par Ikare qui délaisse peu à peu ses amis retrouvés au profit de seringues. Ils sympathisent avec quelques jeunes hommes aux idées tout aussi claires qu'eux, plaisantent avec elux pendant une bonne partie de la soirée, du moins jusqu'à ce que l'une d'entre eux, un certain Fenrir aux cheveux noirs plaqués, commence à se rapprocher trop d'Oriane au goût du compagnon de cette dernière. Le blond se met alors à déverser un flot d'injures à l'intention du fautif, rugissant sous le coup de la jalousie :

« Sale bâtard ! Bas les pattes, t'as pigé ?

— Ikare ! coupe sa compagne, dans un accès de bon sens assez étonnant au vu de son état.

— Qu'est-ce qui me dit que tu me trompes pas avec ce salaud ?

Voyant la tournure que prend la discussion, les autres somnambules se sont éclipsés depuis longtemps.

Oriane passe son doigt sur les lèvres humidifiées par la transpiration de son bien-aimé et lui murmure à l'oreille, ce qui ne manque pas de le faire frissonner :

— Pour deux raisons, mon beau...

D'un geste lent, elle déboutonne sa chemise en déclarant :

— De un, les bruns, c'est pas mon genre...

A la vue du soutien-gorge de la jeune femme, Ikare sourit, ensorcelé par tant de sensualité.

— ... et de deux, je ne suis dingue que d'une personne, toi, pigé ? Et si t'es pas toujours convaincu, je vais te baiser, bien comme il faut, devant tous ces petits cons qui valent que dalle à côté de nous... Ça te tente ?

Voilà le genre de langage qu'elle n'aurait jamais tenu auprès de Witahé. Que s'est-il passé pour qu'elle devienne aussi provocante, aussi crue ? La même chose que pour Ikare : cet amour qui n'en est au fond peut-être pas réveille en eux leur part la plus sale, la plus incontrôlable.

— Je ne dis pas non.

Et il ajoute :

— Tu sais que tu es belle quand tu deviens comme ça ?

— Folle, tu veux dire ? ricane-t-elle. Absolument.

Il caresse ses cheveux sombres d'un air songeur puis souffle dans un accès de lyrisme, juste avant de passer à l'acte :

Perds donc ton allure si sage, étrange colombe... Révèle ta véritable nature : sois corbeau. »



Mauvais RêvesWhere stories live. Discover now