Chapitre 40

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Alix n'a pas tant changé. Toujours ces touches de rouge au bout de ses mèches blondes, ces boucles savamment arrangées pour lui créer une crinière, ces vestes de cuir, ces pantalons déchirés d'éternelle adolescente rebelle, et cet as de coeur tatoué sur la main. Bien qu'un peu aminci, son visage a gardé des traits fins et doux comme la nostalgie, comme une vieille maison dans laquelle on retourne en enfant prodigue, tête baissée et regard humble.

Ce visage se trouble un temps en voyant Oriane, en réalisant la marque d'Ikare qui est restée là, à même sa chair. Mais la flamme renait bien vite, et qu'importent son visage amaigri et ses cernes plus nombreux qu'avant : ses yeux, eux, brillent du même éclat.

Combien d'inquiétudes, combien de peines, combien de souffrances Oriane lui a-t-elle causées ? Le sourire que lui adresse Alix réfute toutes ces questions avant même qu'elles soient posées, car la réponse étincelle déjà sur ses lèvres : t'inquiète, j'ai tenu le coup. Oui, elle a tenu le coup, malgré tout, sans qu'on ne sache trop comment. Elle ne s'étendra pas sur ses problèmes et prétendra que la tempête dont elle vient de sortir était un simple coup de vent. Elle fera comme si tout avait été facile de son côté, alors même qu'elle souffrait à en hurler.

Elle sait bien se cacher, oh oui... Aussitôt Oriane rive ses yeux sur ses mains, rappelée à de désagréables souvenirs. Faire comme si, faire comme là-bas : est-ce vraiment cela qu'elle veut ? Les ombres viennent lui susurrer à l'oreille la nature véritable des lionnes. Elles plantent les griffes dans son dos pour lui remémorer la douleur de celles des fauves.

Alix ne hurle pas, elle est comme ça. Elle préfère se délecter en silence.

Oriane secoue la tête, sentant le souffle du gouffre grandissant lui effleurer le cou – ou peut-être est-ce juste la brise hivernale. Elle a déjà réfléchi à tout cela et en a déjà tiré ses conclusions à tête reposée. Alix est son amie et s'est toujours déclarée comme telle, inutile de chercher loin. C'est ce dont Oriane a besoin en ce moment : de la complicité, de la confiance.

Alix ne hurle pas, elle est comme ça. Elle préfère rejoindre Oriane avec un grand sourire, malgré sa démarche un peu timide, comme si elle avait peur de faire éclater quelque chose. Fidèle à son incapacité à rester immobile plus de cinq secondes, elle fait quelques pas près du banc où se trouve Oriane sans pour autant s'y asseoir. Elle fait mine de se réjouir, les mains dans les poches, et de s'extasier du parc de l'hôpital psychiatrique.

Mais sa joie ne trouve pas sa place.

— H...Hey ! Comment ça va depuis la dernière fois ? Tu as...

Ne sachant pas trop quel mot employer, la jeune femme gesticule avec une maladresse un peu ridicule et un sourire pas assez enthousiaste :

—... euh... changé !

Six mois plus tôt, Oriane l'aurait raillée pour ce manque de tact, avec un petit "Et je dois le prendre comme un compliment ?" qui joue l'indifférent. Elle aurait écouté Alix se confondre aussitôt en excuses sans tout de suite lui céder, malgré le sourire malicieux qui aurait démangé ses lèvres, et elle aurait joué la comédie encore un peu, jusqu'à ce que le rire l'emporte. Alors Alix aurait ri à son tour, leurs deux voix se seraient élevées innocemment en se mêlant l'une à l'autre, et la conversation aurait repris comme si de rien n'était.

Mais six mois sont passés par là avec leur lourd fardeau de crimes et de remords.

Tout ne pourra jamais être comme avant. Si le regard d'Alix a gardé ses flamboyantes apparences, Oriane, elle, sait que le sien a changé. Elle a choisi un voyage sans retour où elle ne peut plus qu'avancer ou tomber. Tout ne se répare pas.

Mauvais RêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant