Chapitre 20 : Mateo

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Ton nom n'est pas Logan Dunbar. Tu t'appelles Mateo Riva. Et si tu lis cette lettre, c'est sans doute parce que tes souvenirs ont été effacés, d'une manière ou d'une autre. Alors laisse-moi combler le vide qu'est devenue ta mémoire.

Tu es né dans l'État de Washington et tu as grandi dans une petite ville dont le seul record est le nombre de personnes ayant décidé de plier bagage pour la quitter. Et durant la majeure partie de tes dix-sept années sur cette terre, c'était ton rêve, à toi aussi. Partir loin. Aussi loin que possible, vers une vie moins misérable. Vers une véritable vie.

En toute franchise, tu n'es certainement pas le plus à plaindre (et tu ne souhaites pas être plaint, d'ailleurs). Mais avec le maximum d'objectivité qu'une personne peut avoir sur sa propre existence, il faut reconnaître que la vie ne t'a certainement pas fait de cadeaux non plus. On dit souvent qu'on ne choisit pas sa famille, et tu en sais quelque chose. Car personne ne choisirait des parents tels que les tiens. Melissa et Gabriel Riva formaient un de ces couples qui se forment à l'époque du lycée et qui ne sont pas destinés à continuer au-delà de la remise des diplômes (ou du moment où les deux concernés abandonnent leurs études, dans ce cas précis). Mais le destin avait d'autres projets pour ces deux-là, car ils formaient également un de ces couples qui conçoit un enfant par erreur avant même d'avoir atteint la majorité et qui décide de garder cet enfant, bien qu'aucun d'eux n'ait le désir ni la capacité à être parent. Cette partie-là pourrait sembler n'être qu'une supposition, mais je peux t'assurer qu'il s'agit d'une déduction logique.

Tu es donc né de parents fauchés, dont les parents étaient eux-mêmes fauchés et ainsi de suite. Pour eux, la seule option était de s'endetter afin de s'installer dans le quartier le plus pauvre de la ville la plus pauvre du coin. Les problèmes financiers auraient sans doute pu être évités s'ils ne t'avaient pas mis au monde. En tout cas, c'est ce qu'ils croyaient dur comme fer. Tu es la personne qui leur a volé leur jeunesse et leur perspective d'avenir. En grandissant, tu as pu constater que la société n'offrait généralement pas de grandes perspectives d'avenir à des enfants d'immigrés qui n'ont pas su atteindre le magnifique « rêve américain », encore moins pour ceux qui n'étaient pas allés jusqu'en terminale. Mais ça n'avait aucune sorte d'importance. L'enfant qui n'a jamais demandé à exister était plus facile à blâmer.

Tes premières années se sont déroulées sans incident majeur. Tes parents essayaient sans doute encore de se convaincre qu'ils pouvaient former une famille, malgré les regrets et la rancune qui s'accumulaient sous la surface. Dès le plus jeune âge, on t'a fait comprendre que ton besoin d'attention et d'affection était un désagrément, alors tu as vite appris à rester discret. Il était inutile de demander à ta mère ou à ton père de te prendre dans leurs bras ou de venir jouer avec toi, car tu aurais reçu la même réponse, encore et encore : « Je n'ai pas le temps pour ça. Débrouille-toi un peu tout seul, Mateo ». C'est donc ce que tu as fait.

Les distractions n'étaient pas bien nombreuses chez toi. Il n'y avait pas de télévision ni une grande quantité de jouets, contrairement aux maisons de tes camarades d'école. C'est probablement dans la cour de récré, en les entendant parler de tout ce que leurs parents leur offraient, que tout a débuté. Et je ne parle pas seulement des biens matériels, mais également des marques d'affection dont tu pouvais seulement rêver. Oui, c'est en commençant l'école que tu as réalisé que les cartes n'étaient pas distribuées de manière égale dans la vie. Je ne sais pas si tu comprenais réellement tout ce que cela impliquait à cet âge-là, mais je suis persuadé que la colère était déjà là, quelque part. Les gens aiment penser que les enfants sont purs et innocents, et c'est certainement vrai... jusqu'à un certain point. Le ressentiment peut fonctionner dans les deux sens et tu l'as appris bien assez tôt.

Heureusement, tu as su dénicher un refuge capable de te faire oublier ce genre de sentiments négatifs. Un jour, en rentrant à la maison après l'école, tu es tombé sur une boîte en forme de maisonnette en bois au milieu du parc. À l'intérieur, il y avait des dizaines de livres, tous dans des états différents. Certains avaient l'air tout droit sortis de la librairie, tandis que d'autres avaient été lus tellement de fois qu'ils ne tenaient plus qu'à un fil. C'est ceux-là qui ont immédiatement attiré ton attention. Avec le recul, j'imagine qu'on peut y voir une sorte de métaphore. Les livres les plus usés ne ressemblaient pas aux autres et c'est pour ça qu'ils étaient relégués à l'étagère du bas, car il est facile de présumer que personne ne voudrait d'eux. Un peu comme toi. En réalité, tu t'es sûrement dit que si ce roman avait été lu autant de fois, c'est qu'il devait être sacrément intéressant. Alors tu as choisi le livre le plus abîmé de la maisonnette et tu l'as ramené avec toi à la maison.

Les marionnettesWhere stories live. Discover now