Chapitre 22 : Le test

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LOGAN


Je fais de mon mieux pour ne pas lancer le moindre regard en direction d'Imogen lors du sermon prononcé par le prêtre. Elle sait parfaitement ce que nous avons à faire dès la fin de la messe. C'est moi qui vais m'occuper du lancement de notre test, de toute manière. Imogen s'est portée volontaire pour cette partie du plan, mais il serait plus compliqué pour elle de se retrouver seule avec Eden. La particularité de leur petit groupe est qu'ils sont inséparables. Dès que l'un d'eux propose une activité à faire après les cours, les autres la suivent. Non, si on veut passer inaperçu, un tête-à-tête avec ma chère sœur s'impose.

Moins de vingt minutes après la conclusion du sermon, je bois dans la coupe présentée par le prêtre au niveau du chœur de l'église. L'envie de tout lui recracher au visage est aussi tentante que ma première semaine ici, mais je ne cède pas à la tentation. Le liquide glisse le long de ma gorge, me donnant l'impression d'être dans la salle d'attente d'un dentiste. Ils pourraient au moins ajouter un petit arôme de fruits rouges histoire de rendre l'expérience plus agréable. Si Providence avait une boîte à idées, je pourrais sans doute y glisser cette suggestion. Juste après un papier sur lequel serait noté : « Arrêter de kidnapper et torturer des adolescents ».

Une fois la partie désagréable terminée, je récupère le livre que j'avais laissé sur le banc où nous étions installés puis je me dirige vers la sortie. J'adopte une démarche nonchalante, prétendant ne pas avoir remarqué qu'Eden se trouvait sur le chemin que j'emprunte. Ma technique fonctionne puisque c'est elle qui m'interpelle.

— Où est-ce que tu vas comme ça ? demande-t-elle, un sourcil levé. Tu as déjà dépassé ton quota de sociabilité ?

— Je le dépasse dès qu'une autre personne est dans la pièce, rétorqué-je comme si je ne faisais que réciter un fait. Non, j'avais envie d'aller boire un milkshake de l'autre côté de la rue.

Je n'ai qu'à observer son visage pour savoir que mon piège s'est déjà refermé sur elle. Eden et moi ne sommes guère plus que des étrangers, mais je sais bien qu'elle ne peut jamais résister à un milkshake à la vanille. Si j'ai bien calculé mon coup, elle va hésiter à répondre quoi que ce soit, car ma compagnie est probablement l'une des choses qu'elle aime le moins. Dans sa tête, je suis un peu l'opposé total d'un milkshake. Pour la pousser à prendre une décision plus rapidement, je fais mine d'avancer vers la porte à double battant de l'église.

— Attends, dit-elle en me rattrapant à grandes enjambées. J'avais prévu d'en commander un, moi aussi. Puisqu'on va au même endroit, j'imagine que...

— Tu peux venir à ma table. À condition que je puisse lire en paix.

— Très bien. Ce n'est pas comme si j'avais grand-chose à te dire, de toute façon.

L'espace d'un instant, j'ai presque envie de la remercier. Avec une telle attitude, je me sentirai moins coupable de glisser des médicaments dans sa boisson.


Heureusement pour moi, la majorité des clients potentiels est encore rassemblée en petits groupes à l'église. Nous sommes d'ailleurs les premiers clients de la journée puisque le propriétaire ouvre la boutique devant nous. Notre commande est lancée avant même que nos affaires soient déposées sur les deux banquettes du fond. Je décide d'aller faire un tour aux toilettes dès maintenant. Selon les informations de Laura, le produit doit être digéré comme n'importe quel liquide avant de faire effet, ce qui nous donne largement le temps d'agir, mais je ne préfère pas tenter le diable. J'entre dans la cabine la plus proche et je libère mon corps du produit de recharge des puces électroniques. Un passage rapide au lavabo pour me rendre présentable, puis je retourne dans la salle principale.

Le jukebox au fond du café diffuse le premier couplet de « Don't You (Forget About Me) » lorsque je rejoins ma place en face d'Eden. Elle est en train de parcourir le menu, sans doute pour se donner une contenance puisqu'elle le connaît déjà par cœur et que nous n'avons pas prévu de commander autre chose. Il se pourrait aussi que ce soit une technique pour ne pas avoir à m'adresser la parole.

Au bout de plusieurs minutes, notre commande arrive au comptoir. Je m'empresse de me relever pour aller chercher les deux grands verres car c'est maintenant que se joue la partie cruciale de la mission. Le fait que cela me donne une excuse pour m'extirper de ce silence gênant. Je me place dos à Eden et je sors le petit sachet contenant les comprimés broyés que j'ai sortis de ma cachette près du terrain de sport du lycée l'autre jour. En un mouvement discret, je verse la poudre dans la boisson avant de la remuer avec la paille bicolore. Le tour est joué. Maintenant, il faut qu'Eden boive la mixture sans se douter de quoi que ce soit.

— Et voilà, dis-je en posant nos milkshakes sur la table.

— Merci, répond Eden, sa bouche entourant déjà presque la paille.

Je prends soin de ne pas l'observer tandis que le contenu de son verre diminue petit à petit. Je garde les yeux rivés sur mon livre, bien que mon cerveau n'arrive pas à enregistrer la moindre information. Je m'attends à ce que notre dégustation continue de se dérouler en quasi-silence, avec la musique du jukebox pour unique compagnie, mais Eden me surprend en prenant spontanément la parole.

— C'est étrange d'être assis là tous les deux, dit-elle comme si elle pensait à voix haute. D'habitude, on ne fait que se croiser. Et quand on dîne à la maison, il y a toujours maman entre nous pour créer un semblant de conversation. Et maintenant qu'on est seuls, je me rends compte que je ne sais pas du tout quoi te dire. Je ne sais pas comment parler à mon propre frère. C'est assez triste, non ?

Je suis pris au dépourvu par cette confession. Non seulement parce que ma sœur fictive ne m'a jamais autant parlé en aussi peu de temps, mais aussi parce que ses paroles m'intriguent. Est-ce vraiment le genre de réflexion que se ferait quelqu'un sous le contrôle de Providence ? Il est impossible que les puces se détériorent déjà étant donné qu'elles sont encore opérationnelles. Malgré tout, j'arrive à percevoir un fragment de personnalité qui n'appartient pas à Eden Dunbar, mais à la véritable personne encore prisonnière à l'intérieur d'elle. Cela dit, je vois peut-être des choses qui ne sont pas là car l'optimisme d'Imogen a déteint sur moi sans que je m'en aperçoive.

— Parfois les membres d'une même famille ne sont pas très proches, dis-je vaguement. On est sûrement trop différents pour s'entendre. Ça arrive. On n'y peut rien.

— Tu as peut-être raison. Mais c'est étrange, j'ai l'impression qu'on ne nous a jamais vraiment laissé une chance de s'entendre. Comme si tout avait été joué d'avance... Enfin, j'imagine que c'est nous les fautifs dans l'histoire. Les efforts auraient dû venir de nous, après tout.

Sans m'en rendre compte, je m'étais légèrement penché en avant. Je ne sais pas ce que j'attendais. Une soudaine prise de conscience malgré les faux souvenirs qui polluent son esprit ? S'il était si simple de sortir les adolescents de Providence de leur cage, il y aurait des défaillances bien plus fréquemment. Non, les implants ont une emprise bien plus forte que cela. Eden a chassé les doutes de ses pensées à la seconde où ils sont apparus.

Je continue de l'observer discrètement, mais aucun changement n'est visible depuis l'extérieur. Nous continuons à boire en silence, comme si nous n'étions pas venus ensemble. Je suis tenté de forcer le destin en lançant un nouveau sujet qui pourrait l'aider à se souvenir de quelque chose, mais je crains les effets que cela pourrait avoir sur son esprit. Eden approche de la fin de son deuxième milkshake lorsque les cachets commencent à faire effet. Ses sourcils se froncent, puis elle déglutit de plus en plus souvent. Après un moment d'hésitation, elle finit par sortir de table pour se précipiter aux toilettes.

Notre test démarre maintenant.

Il n'y a plus qu'à espérer qu'il sera concluant car tout le reste de notre plan repose dessus.

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