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Aline

J'ai prétexté un rendez-vous professionnel pour masquer mon déplacement. Jamais auparavant, je n'aurais dupé Arnaud. Jamais il ne me serait venu à l'esprit qu'un autre homme puisse avoir plus d'importance que lui. Lui le tenancier de mes ambitions, ma moitié sans laquelle je ne suis rien. Jusqu'à ce que je revoie Yvan.

Ma vie de couple est tellement bien organisée qu'elle ne laisse aucune place au hasard. Comble de l'ironie, cette routine me permet aujourd'hui de m'en échapper sans être remarquée. Stanislas, en pleine adolescence ne trouve rien à redire de l'absence de ses parents. Quant à Arnaud, accaparé par son travail, seul compte le soir rentré, d'avoir de quoi manger. Souvent fatigué, il n'est pas toujours très loquace. Pour échanger sur le cours de nos vies, il préfère prendre le temps de m'appeler durant la journée. Cela fait quinze ans que chaque jour de travail, il s'accorde cet interlude. Ce rituel nous est indispensable. Lui pour se délester l'espace de quelques instants du poids de son statut de soignant, moi pour m'enorgueillir de l'aura de ce même statut, mais avant tout, pour partager nos quotidiens et celui de notre fils. Notre équilibre conjugal repose sur ces quelques minutes d'échanges, dont la contrepartie est de nous laisser exempts du regard de l'autre, le reste de la journée. Et comme tout conjoint fidèle, je n'avais jamais mesuré jusque-là, le champ de liberté que cela représentait pour accueillir un nouvel amour.

En retrouvant Arnaud dans notre chambre d'hôtel après sa sieste, je ne lui avais pas raconté mon improbable rencontre. Et puis pourquoi lui en aurais-je parlé de toute façon ? Pour lui dire « C'était un copain de fac, plutôt un amour de fac et je t'ai préféré à lui ! ». Surement pas. Et si j'avais utilisé une formule plus évasive lui mentionnant seulement être tombée sur une ancienne connaissance, au plus, aurait-il répondu « Ah ben c'est drôle ça ! Buvons un verre ensemble. » Sans suspicion et sans autre forme d'intérêt. Il n'aurait pas cherché à en savoir plus. Alors autant me taire.

Passer sous silence cette information a eu pour conséquence de me faire reprendre du service dans l'art de la dissimulation. Dissimuler est une chose, mentir en est une autre. Mon ascension sociale m'a appris que pour une bonne dissimulation, il n'y avait pas meilleur allié que le mensonge. J'avais donc tout naturellement menti à mon fils lorsqu'il m'avait interrogée sur cet inconnu avec lequel j'avais parlé pendant qu'il jouait. Je lui avais répondu que c'était un dragueur sans intérêt et que je l'avais gentiment rembarré.

Yvan était parti juste avant la fin du match. Même si notre conversation avait consisté à faire le bilan laconique de nos années passées, j'avais immédiatement été happée par son regard, replongeant dans le souvenir de nos folles étreintes, de notre fougue guerrière. En pleine errance métaphysique avant sa rencontre, je m'étais retrouvée débordée par d'anciennes émotions après son départ. J'étais d'autant plus désorientée que je pensais l'avoir quitté, vingt ans plus tôt, en n'ayant plus de sentiments pour lui. L'état dans lequel il me laissait sur ces gradins me démontrait pourtant le contraire. Comme la foudre venue de nulle part s'abat sur l'arbre, la folie amoureuse s'était emparée de moi l'espace de cet échange. Avant de partir, il m'avait glissé son numéro de téléphone « Au cas où je veuille continuer la conversation ». Je l'avais enregistré sur le mien sous le nom de Y.Fac. Il m'avait aussi précisé que son séjour touchait à sa fin et qu'il reprenait un avion le lendemain matin, tôt.

J'avais terminé mes vacances dans un état second. Je l'avais justifié auprès de Stan et Arnaud, en le mettant sur le compte de la chaleur et du changement de rythme. Le désordre de mes pensées était accentué par mes nuits sans sommeil. Comment m'endormir alors que mon esprit était assailli par mon désir de le revoir et contraint par ma raison de l'oublier ? Y.Fac dans mes contacts matérialisait ce qui s'apparenterait sinon à un mirage et j'allais régulièrement consulter ses coordonnées soulevant tant d'interrogations, sans toutefois les utiliser.

De retour à la maison, étant à nouveau sur le même territoire que lui, j'ai craqué, je lui ai envoyé un message pour le revoir. La réponse a été rapide « Tu en as mis du temps ! Quand tu veux ! ».

L'avion s'est imposé comme le moyen le plus rapide pour parcourir les quelque cinq cents kilomètres qui nous séparent. Je n'ai pas quitté la ville de nos études, Yvan lui habite une agglomération proche de l'océan. J'ai par conséquent réservé un aller-retour dans la journée et pris un jour de congé que j'ai converti auprès d'Arnaud, en réunion avec une agence de communication. Il m'arrive régulièrement d'avoir des déplacements professionnels. De toute façon, mon mari a déjà replongé dans le rythme infernal de son travail et Stan est parti finir ses vacances chez des amis.

Ne pouvant pas venir me chercher à l'aéroport, Yvan m'a donné rendez-vous dans un bar. J'ai suivi ses instructions en prenant un taxi pour me rendre au « Passe-temps ».

Étant très en avance, l'attente me laisse le temps de la réflexion. Chaque seconde à venir me donne l'opportunité de rebrousser chemin et de rester une femme intègre, chaque seconde écoulée me confirme mon désir de le revoir et me retient de partir.

A son arrivée, aimantée par son regard vert, envoûtée par son sourire, envahie par mes souvenirs, mes doutes sont balayés. Nos corps se frôlent le temps de nous saluer, le lieu n'est pas propice aux effusions. Sans détour, je lui exprime combien il a semé le trouble en moi, combien je ne contrôle plus mes sentiments. Il semble satisfait par mes propos. Je le retrouve comme je l'ai toujours connu, maître de lui-même et pour toute réponse, il m'exprime être « Ému ».

Ému ! Ces trois pauvres lettres me font l'effet d'une bombe. Il n'aurait pas pu trouver pire qualificatif pour figurer cet instant. Moi, je ne suis pas émue, je suis submergée par mon passé, bouleversée par mon présent, je ne suis plus que l'ombre de son ombre ! Ce mot me ramène brutalement à la réalité. Je me suis fourvoyée, je dois fuir au plus vite.

Il choisit justement ce moment pour se lever et me proposer de le suivre. Je m'entends lui répondre par l'affirmative. Son invitation a soufflé l'instant de lucidité venue me rappeler le danger de la situation.

Rien ne peut m'arriverDove le storie prendono vita. Scoprilo ora