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Sybille

Cette nouvelle alerte a précipité les soins prévus par le Professeur de Bret. Il a pratiqué une intervention en urgence. Retour à la case départ, réanimation, la mort en embuscade. Une fois de plus, j'ai réussi à repousser ses avances.

Cette fois-ci, je n'en suis pas sortie indemne. Après une brève phase de coma, mon retour à la réalité est beaucoup plus difficile. Je n'ai pas l'esprit embué, j'ai rapidement recouvré ma conscience. Le problème concerne ma mémoire. J'interprète très bien ma situation. Je suis à l'hôpital pour soigner mon cœur. Je reconnais bien l'équipe soignante. Par contre, j'ai mis un peu de temps à réaliser qui était la femme à mon chevet.

Je n'ai aucune maîtrise de mes souvenirs. C'est l'anarchie dans mon cerveau. Heureusement, ceux concernant ma mère ont refait surface et par effet ricochet, d'autres ont suivi, mais plus je me rapproche du présent, plus je me retrouve dans un espace sans repère. Il me reste encore beaucoup de zones d'ombre. Elles alimentent l'impression désagréable de me sentir étrangère à moi-même.

Je me sens vide. Ma perte de mémoire est doublement désagréable. D'une part, parce que je dois aller à la chasse à mon passé et d'autre part, parce que même si les images me reviennent, je n'associe pas systématiquement les émotions allant avec. Par exemple, j'ai mis du temps à ressentir la nature des liens que j'entretiens avec ma mère. Elle m'est très attentionnée. L'a-t-elle toujours été ? Elle m'est à la fois proche et étrangère.

J'ai exprimé mon trouble à la neuropsychologue, qui m'aide à remettre de l'ordre dans mon cerveau. Sa réponse a été sans appel, je n'ai pas à m'en faire, ce n'est qu'une question de jours, de quelques semaines, tout pas plus, avant que tout ne rentre dans l'ordre.

C'est la rengaine du corps médical. « La temporalité de ma situation ». Le Professeur de Bret lui, est très satisfait de son travail. Il m'a dit que j'avais un cœur tout neuf, que c'était une chance. Une quinzaine d'années plus tôt, il n'aurait pas pu mener à bien une telle intervention. Grâce au progrès médical, ma vie va pouvoir reprendre son cours normal, il ne me reste plus qu'à sortir de mon « brouillard » mental.

Il semble d'un grand soutien pour ma mère et leur proximité me contrarie. Je ne comprends pas pourquoi mon père ne vient pas me voir. Je ne me rappelle plus ce qu'elle m'a dit à son sujet. Je commence juste à trouver son absence trop longue. Je lui demande pourquoi il n'est pas encore passé. Je la vois alors devenir livide. Sa réaction me surprend.

« De ça non plus tu ne te rappelles pas ? »

Sa réponse m'interloque, j'attends la suite.

« Je pensais que tu te souvenais...»

Peinant à contenir son émotion, elle arrive toutefois à articuler :

« Cela fait maintenant vingt-quatre ans, ton père nous a quittées. Il est décédé, tu avais à peine trois ans ».

Ma riposte ne se fait pas attendre, elle dit n'importe quoi :

« Il ne peut pas être mort, parce que j'ai un souvenir précis de lui me disant de veiller sur toi. Je ne sais plus dans quelle circonstance exacte, je me rappelle juste de notre conversation. »

A l'énoncé de mes propos, elle fond en larmes. C'est la première fois que je la vois pleurer. Elle n'avait jamais craqué jusque-là. Je n'avais pas l'intention de lui faire de peine. Pourtant, je ne suis pas folle. Ce n'est pas un souvenir « prothèse », il vient bien de ma mémoire, je suis convaincue de lui avoir parlé. Je ne sais juste plus quand.

Depuis cet incident nous ne sommes plus tout à fait les mêmes. De mon côté, je souffre encore plus de l'absence de maîtrise de mon passé, de la trahison de mon cerveau capable de créer des souvenirs qui n'en sont pas. Du sien, je vois bien que son espoir en a pris un coup. Elle imaginait la guérison proche et effectivement, je suis en apparence sauvée, à condition que je me taise.

Pour la deuxième fois, elle a du affronter cette période de doute « Post-résurrection ». Me voir échapper à la mort est une chose, me reconnecter à mes capacités intellectuelles, en est une autre. Si tout s'est bien passé après ma première hospitalisation, cette fois-ci, après ma réflexion sur mon père, elle a de quoi en douter.

Heureusement pour moi, cette incertitude n'a pas pesé sur son soutien et lorsque ma sortie de l'hôpital a été programmée, elle m'a proposé de m'héberger, le temps de ma rééducation. J'ai accueilli son offre avec soulagement, me sentant encore très fragile et trop vulnérable pour vivre seule.

Me sentir en sécurité dans mon univers familier, m'a permis de bien progresser. J'ai retrouvé le souvenir de la mort de mon père. Ce n'est pas une scène précise, j'étais trop petite. C'est plutôt ce vide laissé. Me sont aussi revenues les sensations de mon enfance douce et heureuse, protégée par la volonté de ma mère de vouloir m'assurer une vie normale.

Je me suis aussi habituée à son inquiétude latente. Dès que je fouille dans mon passé, elle m'aide en me donnant le maximum de détails. Elle parle, elle parle sans me permettre de l'interrompre, effrayée certainement à l'idée que je sorte une ineptie. En conséquence, je mesure chaque parole pour éviter de faire référence à un souvenir qui n'en est pas un.

D'autant que je rêve beaucoup. Des rêves souvent confus, obsédants, difficiles à dissocier de mon vécu. Durant mon séjour à l'hôpital, je les avais mis sur le compte de mon traitement, mais à la maison, ils sont toujours aussi intenses, alors que je n'ai plus qu'une malheureuse pilule à avaler. Pour essayer de faire la part des choses, j'ai décidé de les écrire. Les matins où mes souvenirs sont assez clairs, je les note sur un cahier que je cache dans mon bureau.

Je profite de ce temps suspendu et mon chat, allier de mon retour à la vie, me suit partout. Ses marques d'affection sont autant de touches de douceur ponctuant ma convalescence. Je n'ai pas du tout envie de quitter ce nid protecteur, malgré les invitations de ma mère. Elle voudrait que je vienne avec elle, chercher des affaires dans mon appartement, mais je ne me sens pas encore prête à affronter la réalité.

Tout n'est pas clair concernant mon logement. J'ai bien avancé dans la reconstitution de ma « Bibliothèque de souvenirs» et mes difficultés se concentrent principalement sur le mois avant mon accident cardiaque. Cette courte période au cours de laquelle je semble avoir caché des informations à ma mère. Elle ne sait pas ce que je suis allée faire dans cette ville, si loin, à ce vernissage. Et de mon côté, je n'en ai aucune idée, rien, pas une étincelle. Je maîtrise de mieux en mieux ma vie antérieure, pourtant dès que j'essaye de me replonger dans ces dernières semaines, une chape de plomb me bloque tout accès à ma mémoire. Cette fin de non-recevoir de mon cerveau m'amène parfois à des réactions violentes. Fait nouveau pour ma mère. Pas vraiment de souvenirs pour moi. J'ai selon elle, toujours eu un naturel très calme. Elle aussi d'ailleurs, et elle l'utilise en trouvant les mots pour m'apaiser.

Là où elle n'a aucune emprise, c'est sur mes rêves. Je n'ose pas lui en parler. Reviennent régulièrement, une jeune femme menaçante, une autre avec son bouquet de fleurs et l'ombre d'un homme. Chaque matin où je les ai croisés dans mes rêves, je conserve pendant plusieurs heures le sentiment de les connaître. Or, pour avoir questionné ma mère, sans lui avoir dévoilé l'objet de ma recherche, il s'avère qu'ils ne font pas partie de mes fréquentations, en tout cas pas de celles qu'elle connaît.

Le printemps est bien installé. La douceur des journées et la longueur des soirées me ragaillardissent. Je décide qu'il est temps de retourner à mon appartement. Des réponses s'y trouveront peut-être.


Rien ne peut m'arriverDove le storie prendono vita. Scoprilo ora