9 Sybille

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Sybille

Première fois que je prends le taxi. Décidément, j'accumule les premières fois. Premier vernissage aussi. Je suis dans un état de tension proche de l'apoplexie. Je tente de conserver les apparences dans mon costume d'espionne, mais je ne suis plus sûre qu'il soit taillé pour ma petite carrure. Il faut pourtant que je profite de cette opportunité pour approcher ma cible.

Le taxi passe devant la galerie pour me déposer quelques mètres plus loin. J'ai juste le temps d'observer brièvement l'intérieur. Ce que je vois me rassure, il y a foule. Me fondre dans cette masse me donne du courage. Le lieu est exigu, il n'est pas évident d'accéder aux œuvres. Des photos en noir et blanc. Des portraits d'enfants de différents pays, avec comme fil conducteur la mélancolie. Ces regards anonymes ont un objectif, toucher notre sensibilité pour ouvrir notre porte-monnaie. Les fonds récoltés alimenteront la fondation. Le Professeur de Bret l'a créée pour prendre en charge l'accueil et les soins d'enfants atteints de pathologies cardiaques dont les pays n'ont pas les infrastructures médicales adaptées.

Je n'ai pas encore formellement identifié madame de Bret. Il me semble qu'elle était à la droite de l'entrée. Je suis pénalisée par ma petite taille, et le groupe, auquel je me suis raccrochée pour me faufiler, ne me facilite pas la tâche. Il faudrait que j'arrive à revenir sur mes pas pour pouvoir l'observer tranquillement.

Ma traque est subitement parasitée par un sentiment étrange. Je sens une présence persistante derrière moi. Je me retourne et me retrouve nez à nez avec la fille à qui j'ai volé l'organiser, Marion Pelti ! Stupéfaite par cette vision improbable, mon cœur s'emballe. Comme une poule dans les phares d'une voiture, je reste coite, mon regard planté dans le sien. Mon cœur lui atteint un rythme insoutenable. Mon souffle n'arrive plus à suivre, mes jambes se dérobent, je m'écroule.

Ensuite trou noir. Une suite de « Première fois » s'enchaîne. Massage cardiaque, Samu, mort imminente, lumière au bout du tunnel, sortie de mon corps et observation de ma réanimation avec tous ces gens autour de moi, hospitalisation en réanimation, puis en cardiologie, avec pour médecin, le Professeur de Bret !

Ma petite escapade a pris une tournure bien étrange. J'ai tutoyé la mort, moi qui pensais, depuis celle de mon père, être à l'abri de cette fatalité, convaincue par les arguments de ma mère. Pour justifier la brutalité de son décès, la seule parade qu'elle avait trouvée à ce moment-là, avait été de m'expliquer qu'il était parti pour nous protéger. Elle avait essayé de compenser son absence en le faisant exister dans mon imaginaire comme un protecteur. Là où il était, il voyait tout. La petite fille que j'étais alors, avait donc intégré que la mort n'était pas pour elle, mais aussi qu'il supervisait de là-haut, tous ses faits et gestes. D'où mon comportement apathique pour ne pas prendre le risque de l'offusquer.

En me lançant dans cette aventure, peut-être espérais-je me libérer de cette croyance infantile, de ce sortilège qui a restreint ma liberté d'action. Il faut croire que mon inconscient n'a pas été en mesure de soutenir ce désir d'émancipation. Peut-être était-ce encore trop tôt, voire impossible, en tout cas sa réponse a été très violente.

Je suis clouée sur un lit de réanimation, mon corps est relié à différentes machines par des fils. C'est tellement étrange de le ressentir aussi lourd, aussi encombrant. Je viens d'être extubée. Le pire est derrière moi. C'est en tout cas ce que l'équipe médicale laisse entendre à ma mère. Ma Chère Maman, à qui je cause tant de tracas alors que jusque-là, j'avais tout fait pour l'en préserver. Elle est là, avec un verre à bec verseur dans les mains, pour me désaltérer. J'ai soif, ma gorge est horriblement sèche et ses quelques gouttes distillées par cet ustensile n'étanchent pas ma pépie. Je ne peux pas parler, je ne peux pas bouger, mes paupières sont trop lourdes pour les ouvrir, j'ai juste conscience de sa présence rassurante.

La réalité me parait hors de portée. Je suis dans une autre dimension. Mon esprit est envahi de pensées incohérentes. Je sais que je n'ai pas de souvenirs de mon père pourtant, je me rappelle lui avoir lancé « Papa, attends-moi ! » et il m'a répondu « Je suis là ne t'inquiète pas, va rejoindre Maman, ne la laisse pas seule ». Ce n'est pas une image précise, juste une certitude, celle d'avoir eu cette conversation avec lui et l'obligation de rejoindre les vivants. Je me rappelle aussi de la prise en charge par le Professeur de Bret. Mon cœur s'est arrêté plusieurs fois, j'ai été choquée à plusieurs reprises. Il y a eu beaucoup d'effervescence autour de moi et ma conscience a flotté au-dessus de toute cette matérialité. Par intermittence, lorsque mon corps ne donnait plus signe de vie, mon esprit profitait de ces absences de rattachement physique pour donner libre cours à sa curiosité métaphysique. Ne contrôlant rien. Subissant tout. Comme quand j'ai été assaillie par les images de deux femmes, l'une au regard agressif me montrant un organiseur rouge et l'autre avec un bouquet de fleurs fanées. Leur présence était effrayante. Je voulais crier, mais rien ne sortait de ma bouche. Et puis, cet homme assis derrière une table de bar, me tenant les mains et moi ne pouvant me libérer.

Rien ne peut m'arriverWhere stories live. Discover now