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Aline

Depuis le malencontreux écart de conduite de Stan, Arnaud n'est plus le même. Il conserve une distance avec son fils, que je ressens aussi pour moi. Il rentre tard. Il a même déjà dîné. Il lui arrive régulièrement d'avoir des repas professionnels, mais là, son argument est de me dire que son service étant surchargé, il lui est plus simple de manger un plateau-repas sur place, pour ensuite continuer son travail.

Cette suractivité soudaine impacte aussi nos appels journaliers. Ils se limitent à une poignée de secondes au cours desquelles nos échanges se résument à quelques banalités. Pour la même raison, je ne l'ai pratiquement pas vu ce week-end. Il n'est pas désagréable. Il est absent. Comme s'il s'était lassé de me soutenir dans mon mystérieux mal-être.

Du côté d'Yvan, la situation est aussi étrangement calme. Depuis son avertissement sur une future somme à payer, je n'ai pas reçu de messages. Ce soudain silence est si pesant, qu'il m'a poussée à transgresser ma décision de ne plus jamais le contacter. Je lui ai envoyé un message pour savoir s'il avait un montant à me donner. Mais rien. Pas de retour, je suis toujours sans nouvelles.

Ils sont tous les trois Yvan, Marion et Sybille à des centaines de kilomètres et ils phagocytent tout l'espace laissé libre par l'absence de mon mari. Je me sens asphyxiée. Et puis je ne comprends pas le rôle de Sybille. Sa mère aurait fait un meilleur protagoniste. Cette petite femme m'a impressionnée par sa prestance, son aisance avec Arnaud, l'intimité qu'elle a réussi à établir avec lui. Tout m'échappe définitivement. Mon mari, mon fils, ma vie.

Je suis dans la salle de bain, devant l'armoire à pharmacie ouverte sur des somnifères. Ils me proposent un sommeil programmé, voir définitif, s'il me venait à l'idée de prendre d'une traite tous les comprimés. Cette alternative prend soudainement forme dans mon esprit. Mettre fin à la mascarade de ma vie, au silence d'Yvan, à l'indifférence d'Arnaud.

Je n'ai pas réussi à aller travailler aujourd'hui. J'ai informé mon assistante d'une indisposition passagère. Arnaud est parti bien avant mon réveil et Stan a préféré passer le week-end chez ses grands-parents paternels. Il a été convenu avec son grand-père que celui-ci le ramènerait directement au lycée ce lundi matin.

Je me sens terriblement seule dans ma grande maison. Mon corps me semble vidé de toute substance vitale. Il me reste juste assez de force pour prendre la boîte de comprimés. Mon esprit a capitulé, je n'ai plus le courage d'affronter la suite.

Dans un état second, je me dirige vers ma chambre, un grand verre d'eau dans une main et ce qui peut se transformer en poison dans l'autre. Je suis stoppée dans mon élan par la sonnerie du téléphone fixe. Pour je ne sais quelle raison, je fais demi-tour et remonte le couloir qui dessert notre suite parentale, pour rejoindre l'entrée où se trouve le combiné. Je ne suis pas assez rapide pour arriver à temps. Il sonne à nouveau. Cette fois-ci, étant encore à proximité de l'appareil, je décroche. Il affiche un numéro sans nom de correspondant.

« Mme de Bret ?

— Oui !

— Bonjour, Sybille Maldère. »

À cet instant, j'aurais pu tout imaginer sauf son appel. Je perçois son hésitation à lancer la conversation. Étant moi-même dans l'incapacité d'influencer quoi que ce soit, je ne renchéris pas. Elle reprend :

« Je vous dérange ? »

Tout étant confus dans ma tête, spontanément, je réponds « Oui ». Puis un sursaut de curiosité m'amène à corriger ma réponse et à rajouter un « Heu non. »

Elle me précise alors :

« Je ne veux pas vous faire perdre votre temps, j'appelle juste parce que je voudrais vous rencontrer, pour vous expliquer pourquoi j'étais à votre vernissage. Je n'ai pas pu vous répondre quand vous m'aviez posé la question, mais depuis, j'ai retrouvé mes souvenirs et je dois vous parler. Est-ce que vous seriez disponible demain ?

— Demain ? Pourquoi ? Vous ne pouvez pas me le dire maintenant ? »

Sa réponse est ferme et directive :

« Non. Par contre, je vous laisse choisir le lieu de rencontre, parce que je ne connais pas votre ville. »

Toujours aussi peu réactive, je n'arrive pas à lui fournir une réponse. Ma paranoïa brouille mon raisonnement. Sa proposition me reconnecte pourtant à la réalité. Même si j'ai envie de comprendre ce qu'elle est venue faire dans ma vie, il n'empêche que je ne veux pas être vue avec elle. Les lieux publics sont donc à proscrire. Ma maison pourrait être une solution, or en bonne mère indigne, je ne connais pas le planning de Stan et ne sais donc pas s'il sera en cours. J'en conclus que le lieu adéquat sera mon bureau, il sera la couverture la plus sûre.

« Allo ?

— Oui...oui ! Je réfléchissais... Vous comprendrez ma surprise. Et puis comment pouviez-vous savoir que j'étais chez moi ce matin ?

— Je vous l'expliquerai demain. Alors où voulez-vous que l'on se retrouve ?

— À mon bureau, demain en fin de matinée.

— Plutôt en début d'après-midi, vers quatorze heures trente, pour me laisser le temps d'arriver. Je viendrais en train. »

la voix de Sybille s'est assurée au fil de l'échange. Je n'ai plus eu qu'à accepter sa proposition et lui transmettre mon adresse professionnelle.

Après avoir raccroché, je reste un moment debout, immobile, les somnifères toujours dans ma main gauche. Je refais lentement surface et soudainement, je craque en réalisant la perspective de mon projet, avant cet appel. Je suis prise de sanglots, bouleversée à l'idée d'avoir pensé mettre fin à mes jours et tellement soulagée d'être bien vivante.

Jusque-là, je n'avais jamais été consommatrice de psychotropes. Mais la perte de contrôle de mon existence, toutes ces questions sans réponses m'ont amenée à essayer de trouver refuge auprès de ces molécules chimiques. Je les ai demandées à Arnaud. Il me les a prescrites, en me précisant laconiquement le phénomène addictif et le risque en cas de surdosage. Sur le coup, j'ai été blessée par son manque d'intérêt à mon égard. Il n'a fait preuve d'aucune compassion. Je me suis finalement consolée en me persuadant que son étrange indifférence était cohérente avec son surmenage professionnel.

En y repensant, je réalise que quelque chose cloche. Il n'a jamais été aussi distant avec moi. Même quand il avait peu de temps à me consacrer, il était toujours prévenant. Ses explications ne tiennent pas. Il a déjà été surchargé professionnellement, pour autant, il n'a jamais été absent de la maison comme ça. Je suis perdue. Son attitude ne peut pas trouver comme seule explication, sa déception vis à vis de son fils. Il y a autre chose. Peut-être qu'il sait.

Je suis pétrifiée par cette pensée. Comment ne m'est-elle pas venu à l'esprit plus tôt ? C'est pourtant plausible. Il n'est pas en colère contre Stan, c'est à moi qu'il en veut, parce qu'il sait. Aveuglée par mes angoisses, je n'ai pas vu le combat changer de mains. J'ai été exclue du ring. La transaction engageant la dignité d'Arnaud se fait directement entre eux. Cette hypothèse expliquerait aussi l'absence de messages de la part d'Yvan. Même si elle reste à prouver, cette perspective est tout à fait plausible. Et elle est loin de me rassurer.

En émergeant de mon songe, mon œil s'arrête sur le téléphone, il me fait repenser à Sybille. Comment a-t-elle bien pu faire pour obtenir notre numéro de fixe? Sans elle, peut-être aurais-je commis l'irréparable. Elle a été mon ange gardien. Pour autant tout reste fragile, je ne suis pas sûre d'être armée pour affronter la tempête à venir.

Rien ne peut m'arriverМесто, где живут истории. Откройте их для себя