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Aline

Yvan est campé devant moi, dans ce grand parking sombre. Il affiche un sourire satisfait face à ma consternation.

« C'est incroyable le destin ! Qui aurait parié sur nos retrouvailles vingt ans plus tard ! Et à l'inverse, c'est marrant comme vous êtes tous prévisible dans ton petit monde ! Toi et ta prétention ! En un regard, ou presque ! J'ai tout fait basculer. Et lui, une photo ? Et je gagne au loto ! Vous êtes des guignols, sous perfusion de votre image sociale. Même pas la dignité de me dénoncer à la police ! »

Le regardant sans le voir, je sors peu à peu de mon état de sidération. Il faut que je quitte cet endroit. Je commence à me diriger lentement vers la partie la plus éclairée pour rejoindre la gare. Il me suit en déblatérant ses ressentiments. Je n'ai plus envie de l'entendre, ni lui ni personne. Je n'en peux plus de tous ces sermons. L'entrée de la gare n'est plus très loin maintenant, je m'arrête net. Je me retourne et le stoppe en posant ma main contre son torse. J'accompagne la parole à mon geste:

« Nos chemins se séparent ici. Tu es satisfait, tu as pu assister à ma déchéance. Maintenant, je veux que tu me fiches la paix.

— Mais non, on ne va pas se séparer si vite ! » me répond-il d'une voix douce et mielleuse, tout en m'attrapant fermement la main que je viens d'utiliser pour le freiner.

Continuant sur un ton plus ironique, il reprend :

« Tu ne vas pas hurler, tu ne vas pas faire d'esclandre. N'oublie pas qu'il te reste à sauver la respectabilité de ton fils Stanislas. Pauvre enfant innocent. Tu vas être bien gentille, tu vas me suivre. C'est moi qui décide ! »

Son argument est imparables. Il ne me laisse pas d'autre choix que de me plier à l'injonction. Et puis après tout, prendre un train pour aller où ? Le fait qu'il décide pour moi n'est peut-être finalement pas une si mauvaise chose. Où irais-je autrement ?

Je me mets donc à le suivre docilement, résignée et surtout complètement paumée. Je me retrouve ainsi, quelques minutes plus tard, dans un hôtel, à proximité de la gare, dans une chambre où il semble avoir ses repères.

« Tu es installé ici depuis longtemps ?

— Depuis suffisamment longtemps pour que tu le remarques ! Toujours aussi perspicace ! »

Et lui toujours aussi méprisable. En pénétrant dans cet hôtel, je comprends que je vais suivre sa trajectoire et devenir une sans domicile fixe. Lui certainement pour fuir Marion. Moi par obligation. Cela me ramène à ma réalité. Je vais devoir m'organiser une nouvelle vie. Me trouver un ailleurs meilleur. Démissionner au plus vite. Et Stan dans tout ça. Mon fis me manque soudainement. Je ne peux pas vivre loin de lui. Je ne sais plus. Mes démons me rattrapent. Je suis épuisée et je pense à la boite de somnifères.

Une fois dans la chambre, je m'assieds au pied du lit.

« Pourquoi m'as-tu amenée ici ?

— Je ne sais pas. »

Il s'est posé à côté de moi. Sa réponse me surprend. Le ton de sa voix a changé. Il paraît soudainement vulnérable. Dépossédé de sa suffisance. Étonnée du changement, je tourne la tête pour l'observer. Il a les traits tirés, le teint blafard, les lèvres violacées. Se sentant dévisagé, il lève le regard vers moi. Son expression est loin de celle qu'il arborait lorsqu'il m'a intimé l'ordre de le suivre. Il semble même au bord du malaise. Moi, avec ma blessure derrière la tête, je ne suis pas mieux. On ressemble à deux rescapés d'un cataclysme. Je décide de me coucher sur le lit en me recroquevillant sur un côté. Lui reste assis. Je le vois de dos, je lui dis :

« Qu'est-ce qu'on a fait pour en arriver là ?

Sa réponse est immédiate. Elle était certainement prête depuis bien longtemps.

« J'ai tellement souffert quand tu es partie, j'ai cru que je ne m'en remettrais jamais. Et puis j'ai compris que le seul moyen de guérir, c'était de ne plus avoir une pensée pour toi et j'ai réussi. Je t'ai enfoui dans mon passé. Quand j'ai vu ta photo sur le bureau de ton mari, j'ai été submergé par le désir de vengeance. Tous les sentiments pour toi que j'avais enfoui, ont refait surface, transformés en haine. C'est devenu obsessionnel. Ça me faisait tellement de bien de te faire mal, après tout ce que j'avais souffert pour toi. C'était tellement jouissif de voir votre couple se désagréger de mon fait, mais j'ai réalisé au bout du compte, que ça ne changerait rien. On ne va pas revenir en arrière. Nos vies sont faites. Je suis un pauvre type seul et je vais crever. Voilà où on en est. »

Son phrasé est devenu de plus en plus en lent au fur et à mesure de son explication. Il a le souffle court. Sa sincérité me désarme. Je ne l'avais jamais vu aussi fragile. Pour rebondir et ne sachant pas trop comment me positionner, je lui précise juste, sur un ton désabusé, que l'échéance est la même pour tout le monde. Il me répond par un énigmatique « Elle est plus proche pour certains ».

Je ne comprends pas où il veut en venir. J'ai faim et mon crâne est douloureux. Je ne suis pas en mesure de lui apporter une écoute constructive. Et surtout, je sais à qui j'ai affaire. Ses lamentations ne sont certainement qu'une parade pour mieux m'achever.

Je lui exprime mon envie de manger. Il se lève péniblement, sort un sac du placard duquel il prend une barre de céréales, qu'il me lance. Je reprends :

« Tu prévois de partir où ?

— Pourquoi ? Tu veux venir avec moi ?

— Non. Je ne veux rien avec toi. Tu étais complètement sorti de mon esprit. J'avais réussi ma vie. Même si je me sentais un peu perdue ces derniers temps, j'étais bien ! Arnaud est un homme formidable !

— Mais bien sûr qu'Arnaud est un homme formidable ! Un homme formidable, ça laisse sa femme sur un parking glauque avec un homme menaçant et imprévisible ! Un homme formidable, ça préfère payer une rançon pour ne pas abîmer son image, plutôt que d'appeler la police pour faire coffrer le maître-chanteur ! Un homme formidable, ça peut trouver cinq cent mille euros en cash en dix jours !

— Quoi ? Cinq cent mille euros ? Je ne te crois pas !

— Ils sont dans le sac, là. »

Il me montre la table de nuit sur laquelle il l'a posé.

« Bien évidemment tu ne partiras pas avec, sinon ton fils appréciera certainement de voir des photos de sa mère se faire troncher par un inconnu ! »

Dénigrer Arnaud semble lui avoir redonné de l'énergie. Son ton, jusque-là cynique, devient ironique.

« Et puis s'il est si formidable ton toubib, dis-moi à quel moment il a essayé de te retenir ? À quel moment il a essayé de te pardonner ? De te comprendre ? La seule personne qui te comprenait, c'était moi. Et toi t'as rien compris. T'as tout gâché. Tu vois un peu mieux maintenant pourquoi on en est arrivé là ? »

La lucidité de ses propos me déchire le cœur. Après la mise à mort par mon mari, mon ex-amour se charge d'achever le travail. La charge est violente. Je suis terrassée. 

Rien ne peut m'arriverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant