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Aline

L'angoisse a pris le pas sur la mélancolie. La colère sur l'inconscience. La paranoïa sur l'arrogance. Assoupie dans mon petit monde aseptisé, le réveil est difficile. Cet ancien amant s'est immiscé dans ma vie sans me laisser la moindre possibilité de reprendre le contrôle. J'ai perdu mon âme belliqueuse. Ces années passées aux côtés d'Arnaud, m'ont assagie. Je ne fais plus le poids face à Yvan. J'avance sur cette route balisée par sa vengeance, en attendant le moment où il décidera de me briser.

J'ai eu la naïveté de croire qu'il se satisferait de m'avoir humiliée. Son harcèlement est une mécanique bien huilée. Il m'a envoyé des photos de nos ébats sur mon portable. Il a tous les atouts en main et il ne lui semble pas encore l'heure de les abattre. Pour essayer de lui compliquer la tâche, j'ai changé mon numéro de téléphone. J'ai prétexté vouloir me débarrasser d'un client trop collant pour justifier cette décision. Je sais l'opération veine. Je sais qu'il lui faudra peu de temps pour le récupérer. J'espère juste un peu de répit.

Je suis persuadée que la faille viendra de mon assistante. Elle est très efficace pour filtrer mes appels, mais elle ne fera pas le poids face à l'esprit machiavélique d'Yvan. Il saura trouver les bons arguments pour obtenir mes nouvelles coordonnées téléphoniques à son insu, à mon insu.

Elle est devenue mon souffre-douleur. J'ai besoin de me défouler sur quelqu'un. Je ne peux avouer à personne mon infidélité. Je ne peux pas plus garder en moi cette atrabile. Tout est prétexte, pour m'adresser à elle de manière désagréable. J'ai besoin de court-circuiter ma torpeur et la seule façon que j'ai trouvée jusque-là, est de la dénigrer systématiquement. Ce schéma s'est mis en place insidieusement et je n'arrive plus à le contrôler. Je suis devenue odieuse.

Elle n'est pas venue ce matin, elle m'a fait passer un arrêt maladie. Si dans un premier temps j'ai trouvé la situation intolérable, j'ai très vite réalisé que je pouvais tirer profit de son absence.

Je reste convaincue qu'Yvan va appeler. Alors à chaque fois que le téléphone sonne, si je ne connais pas le nom ou le numéro qui s'affiche, je réponds en modifiant ma voix et selon la demande, je fais patienter mon interlocuteur, je me racle la gorge, me redresse sur mon siège pour redevenir moi-même et reprends l'appel. J'espère ainsi débusquer Yvan et reprendre le dessus.

Après quelques jours de « Dédoublement », je commence pourtant à douter de ma mascarade. D'autant qu'elle est lourde à gérer. A chaque sonnerie, avant de décrocher, je dois m'assurer de ne pas être entendue par un collègue. Habituellement, la porte de mon bureau reste ouverte, mais depuis que je n'ai plus d'assistante, je la laisse fermée. J'ai trop la hantise d'être prise en flagrant délit de changement de voix. J'ai une image à conserver et je ne veux pas passer pour la foldingue de service.

Heureusement jusque-là je n'ai eu que très peu d'appels inconnus à gérer, sauf ce matin. Ils semblent tous s'être passé le mot et mon manège commence à me peser. Alors, lorsque la sonnerie retentit à nouveau avec un numéro masqué, j'hésite. Finalement portée par un sursaut de combativité, je réponds avec ma voix modifiée.

Et j'ai bien fait de renfiler mon costume d'assistante. Une femme au bout du fil cherche à me parler, prétextant une question concernant l'exposition que je suis en train d'organiser. Je lui demande de préciser sa requête. Elle refuse de détailler en justifiant un caractère personnel et urgent. Elle rajoute que si madame de Bret n'est pas disponible, je n'ai qu'à lui donner son numéro de portable. Elle insiste pour l'obtenir en invoquant le fait qu'elle ne pourra pas me rappeler au cours des heures de bureau à venir. Son ton est autoritaire, elle espère certainement m'impressionner et me faire plier. Je ne la coupe pas, je la laisse se justifier. J'essaye de l'identifier en l'écoutant. Puis la sentant arrivée au bout de son argumentaire, je reprends l'échange. Je me confonds en excuses et conclus en l'informant que je ne divulgue jamais les coordonnées personnelles de madame de Bret. Je précise que si elle le souhaite, elle peut toujours laisser les siennes, je les lui transmettrais. Je n'ai même pas le temps de finir ma phrase, qu'elle a déjà raccroché.

Mon intuition a vu juste. Yvan n'est, au bout du compte, pas si imprévisible. Il a joué la sécurité en passant par une tierce personne pour me contacter. Cette inconnue ne peut être que sa taupe, sinon pourquoi refuser de dire qui elle est ? Et puis je n'ai pas reconnu sa voix.

Je suis satisfaite d'avoir persévéré. J'ai beaucoup de retard sur lui, mais la guerre est déclarée. Il ne sait pas encore que sa victime a relevé la tête. Il faut utiliser les mêmes armes que lui, pour le vaincre.

Après ces quelques secondes d'euphorie, je replonge pourtant très vite dans la réalité. Les messages que je recevais sur mon ancien numéro contenaient toujours des informations très précises comme « bon week-end chez tes beaux-parents ? » ou « bon resto avec Arnaud ? ». En changeant de coordonnées, si je m'épargne temporairement son harcèlement, cela ne me permet pas pour autant de comprendre comment il connaît tous mes faits et gestes. Aujourd'hui avec internet, il est facile de recueillir des informations sur les autres. C'est d'ailleurs comme ça que j'ai reconstitué son parcours professionnel, mais on ne sait pas tout. Or, il sait presque tout sur moi !

Affalée sur mon siège de bureau, la tête inclinée vers le plafond, mon regard s'arrête sur le détecteur de fumée. Il me rappelle les caméras que nous avons installées pour sécuriser notre maison et le reportage dont mes collègues m'ont parlé. Des voleurs piratent ces systèmes de sécurité pour récupérer les informations filmées, écouter les conversations et s'introduire au moment opportun pour commettre leur forfait.

Cela me semble compliqué, mais pas impossible pour Yvan et surtout plausible, car comment autrement pourrait-il être aussi précis sur des détails de ma vie ? Pour confirmer qu'il m'écoute bien lorsque je suis chez moi, il faudrait que je parle au niveau d'une de nos caméras d'un projet facilement exploitable par Yvan mais totalement inventé. Je pourrais simulé un appel téléphonique avec Arnaud et glisser l'information au cours de cette fausse conversation.

Je réalise alors que je n'ai pas parlé de l'arrêt maladie de mon assistante. Je n'ai rien dit, ni au téléphone, ni à la maison. J'ai trop honte de mon attitude vis-à-vis d'elle. J'en mesure à cet instant les conséquences. Yvan, n'ayant pas pu être informé de ce « détail », m'a envoyé sa taupe, droit dans mon piège.

Je reprends l'avantage. Il n'a toujours pas mon nouveau numéro de portable et j'ai enfin une piste à approfondir sur son mode de surveillance.

Rien ne peut m'arriverWhere stories live. Discover now