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Sybille

La curiosité, poser des questions, savoir. Est-ce bien nécessaire ? Je m'en étais passée jusque-là et maintenant que j'ai mis le doigt dans l'engrenage, je ne suis plus sûre d'y trouver un intérêt. En prenant connaissance des tourments des autres, on gagne juste à se compliquer sa propre vie. Par ma toute fraîche curiosité, j'ai fragilisé les fondements de ma sérénité et laissé la place au doute. Tout n'est pas manichéen. La nuance s'impose. Je suis bien embêtée avec cette nouvelle vision du monde. Il n'y a pas si longtemps, dans mon univers, tout était sous contrôle.

À cet instant, j'ai envie de revenir en arrière. De retourner dans ma bulle. Loin de la confusion des sentiments. Je voudrais retrouver cette indifférence qui me protégeait jusque-là, jusqu'à ce jour où tout a basculé en acceptant ce rendez-vous avec Jules. Je suis tiraillée. Il faut pourtant me rendre à l'évidence, faire machine arrière est illusoire. Je dois apprivoiser cette nouvelle perception de la vie.

Nous sommes maintenant dans la cuisine parce que nous avons faim. Ce long échange nous a ouvert l'appétit et j'ai encore des choses à découvrir, même si j'en sais déjà beaucoup plus, notamment sur la relation de ma mère avec le Professeur de Bret et plus précisément, comment elle a été amenée à travailler pour lui.

En fait tout a pris forme suite au déjeuner qu'ils ont partagé ensemble, lorsque j'étais encore hospitalisée. Au cours du repas, elle lui a confié être une détective privée. En général, elle ne parle pas de son activité professionnelle à une personne qu'elle ne connaît pas ou peu. Elle préfère utiliser sa couverture de développeur web. D'une part, parce que la discrétion est toujours un atout dans son métier et d'autre part, parce qu'elle n'a pas besoin de faire de publicité pour que les clients viennent à elle. Pourtant avec le docteur, elle s'est sentie suffisamment en confiance pour lui avouer son drôle de métier. Étonnamment, il n'a pas semblé très intéressé par son aveu. Elle a donc été très surprise quand il l'a contactée, quelques jours après être venu dîner à la maison, pour faire appel à ses services. Ce n'était plus le même homme. Il était effondré. Il venait d'apprendre que non seulement sa femme le trompait, mais en plus, qu'il était sous le coup d'un chantage. Il disait ne pas avoir d'autres solutions, pour protéger sa dignité, que de payer. Il l'avait appelée, car il avait besoin d'une personne de confiance, pour découvrir qui était son maître-chanteur. C'est comme ça qu'elle a démarré ses recherches sur Yvan Leface.

Nous sommes devant le frigo. Il n'est pas des plus fournis. Cela se voit que ma mère s'est absentée. Il reste quand même des œufs. Le menu est simple, ce sera omelette et spaghettis. Parfait pour moi. Pendant qu'elle lance le repas, elle continue de me partager tout ce qu'elle a appris, lors de cette enquête. Elle me détaille notamment les différentes étapes par lesquelles elle est passée, pour cerner la personnalité d'Yvan Leface. J'ai face à moi une professionnelle. Elle me restitue les faits, comme elle doit le faire à ses clients.

Tout est clair, structuré. Quand je vois combien il est difficile pour moi, d'aligner trois mots pour expliquer une idée, je suis admirative.

J'apprends ainsi, que c'est au cours de notre voyage commun, qu'elle est allée apporter au Professeur de Bret, tous les éléments qu'elle avait trouvés sur Leface. Elle devait les lui remettre en main propre. Ce n'est pas le genre d'informations que l'on fait voyager par la poste ou que l'on envoie par mail. Si elle m'avait accompagnée, c'était d'abord pour ma sécurité, mais elle l'avait aussi vu comme une opportunité pour retrouver le docteur et lui donner les résultats de son enquête.

J'ose alors lui avouer les avoir vus sur le parking de l'hôpital. Elle marque sa surprise par un bref silence, puis me confirme que c'est effectivement à ce moment-là, qu'elle lui a transmis les documents. Son étonnement laisse soudainement place à la contrariété. Si je les ai vus, n'importe qui d'autre a pu les voir ensemble.

« En même temps, vous étiez sur un parking Maman !

— Oui, mais je me pensais à l'abri des regards !

— Et bien en fait, tu l'étais, sauf quand les bus passaient. En tant que passager, on avait une vision surélevée et c'est pour ça que je t'ai vue avec ta veste verte. Pourquoi tu me regardes comme ça ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Je ne sais pas si c'est ta capacité à être au mauvais endroit au mauvais moment, où le fait que tu ne m'aies pas dit m'avoir vue, qui m'agace le plus !

— Je te rappelle que ton silence a alimenté le mien Maman ! Si tu m'avais dit avoir rencontré le docteur, je t'aurais dit t'avoir vue ! Et j'ai plutôt le sentiment d'être au bon endroit au bon moment plutôt que l'inverse, même si cela semble te déplaire ! Si je n'avais pas été au bon endroit au bon moment, je ne t'aurais pas vue sortir de la gare tout à l'heure et nous ne serions pas là, l'une en face de l'autre à nous dire nos vérités ! Et d'ailleurs, pourquoi es-tu retournée voir le Professeur de Bret ? »

Son attitude est déstabilisante. Elle me reproche ma sagacité et en même temps, elle l'utilise subtilement pour m'exposer les différentes facettes de son métier. Elle me laisse comprendre qu'elle ne tient pas rigueur de mon aveu, en reprenant son explication.

« En fait, quand je l'ai vu mardi sur le parking, il m'a demandé de continuer à traquer Yvan Leface. Il voulait s'assurer qu'il allait bien tenir son engagement de disparaître, une fois la rançon versée. Le timing a été serré pour moi parce qu'il voulait tous les éléments pour aujourd'hui. Je suppose que la transaction est imminente. Il ne m'a rien dit à ce sujet. Quoi qu'il en soit, j'ai juste eu vingt-quatre heures devant moi. J'ai donc repris un train très tôt hier matin et je suis descendue dans le même hôtel que Leface. En espionnant son ordinateur et son téléphone, j'ai appris qu'il avait résilié la location de son appartement, j'ai trouvé l'hôtel où il logeait, à une quarantaine de kilomètres de chez les de Bret et j'ai eu confirmation de son départ avec un billet d'avion à son nom pour la Polynésie.

— Il y a pire comme destination pour couler des jours heureux ! mais du coup si tu avais toutes les informations, pourquoi tu y es allé ?

— Tu as raison, tout aurait pu se faire à distance. Mais on ne sait jamais qui est derrière un téléphone ou un clavier d'ordinateur. Le seul moyen de vérifier que c'était bien Yvan Leface, était donc d'aller à cet hôtel. Ça a été chaud, parce que je savais que je n'allais pas avoir beaucoup d'opportunités pour le photographier sur un si cours délais. Je suis arrivée un peu avant midi, hier et j'espérais le voir sortir pour déjeuner, mais il n'a pas bougé. Heureusement, il est allé au restaurant le soir et là, j'ai pu faire tous les clichés que je voulais. Et ce matin, j'ai apporté les photos sur une clé USB au Professeur. Par la même occasion, je lui ai fait remarquer que je trouvais qu'Yvan Leface avait très mauvaise mine. Il n'a pas eu l'air étonné, il m'a juste précisé que vu sa pathologie son état allait se dégrader très rapidement, avec une issue fatale, s'il ne se soignait pas au plus vite.

— Pas très joyeux comme perspective. Ce qui est horrible, c'est que personne ne semble tenir à cet homme. Et la femme du docteur, tu sais ce qu'elle va devenir ?

— Il ne s'est pas épanché sur ce sujet, mais j'ai bien ressenti sa colère, je ne suis pas sûre qu'il lui pardonne !

— Cela me fait repenser à mes visions. Je t'avais vue avec le Professeur de Bret et Yvan. En même temps voir n'est pas le terme approprié, je ne vous ai pas vu au sens propre, j'ai ressenti que vous étiez liés par des sentiments très négatifs, sans savoir le rôle de chacun. Maintenant je comprends mieux et je suis rassurée pour toi. Tu étais l'observatrice de ce ménage à trois, ou plutôt à quatre.

— C'est bizarre tes histoires de visions. Ça me rappelle ce que me racontait Jacques. Lui aussi vivait ce genre d'expériences. C'était lors de ses rêves. Il avait des prémonitions. Il a su que j'étais enceinte avant que je ne le réalise. Il savait aussi que tu serais une fille. Lui aussi disait être embarrassé par ces informations, surtout lorsqu'elles étaient négatives. Le matin de sa mort, avant de partir faire son tour à vélo, il m'a embrassée en me disant qu'il m'aimait et il m'a précisé de prendre soin de nous deux. Sur le moment, je n'y ai pas attaché d'importance, je lui ai juste répondu que je l'attendais pour manger. Lorsqu'il est revenu, il s'est senti mal et il s'est écroulé. Depuis ses paroles me hantent et je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il savait ce qui allait lui arriver. »

Rien ne peut m'arriverWhere stories live. Discover now