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Sybille

J'ai longtemps hésité avant de me débarrasser des papiers de Marion. Je me suis finalement décidée. Je les ai découpés, puis consciencieusement emballés et placés au milieu d'un sac de détritus, que j'ai solidement refermé. Je l'ai ensuite posé et recouvert d'autres sacs, au milieu du container à poubelles, pour être sûre de leur incinération. Je n'en éprouve pas pour autant le soulagement espéré. Marion reste dans mes pensées. Je rêve souvent d'elle en train de m'observer, son regard sombre m'effraye toujours et me réveille en sursaut. Mon cœur bat alors à toute vitesse, puis se calme doucement. Merci docteur !

Même si mes nuits sont agitées, je ne regrette pas la décision d'être revenue habiter dans mon appartement. J'apprécie d'être seule. Enfin pas tout à fait seule, parce que je suis avec mon chat. Par contre on ne peut pas dire qu'il partage le même enthousiasme que moi, d'avoir retrouvé nos quatre murs et il me l'a bien fait comprendre à notre arrivée, en refusant de manger. Heureusement, cela n'a duré que vingt-quatre heures et depuis il passe le plus clair de son temps à dormir.

Je profite de ma vie entre parenthèses pour repenser ma décoration. Je me laisse porter par mon imagination. Je ne me sens pas du tout prête à retourner travailler. Je me cache derrière une fragilité psychologique feinte pour faire durer mon arrêt maladie. Je sais que je pourrais reprendre mon rythme de travail à temps plein, mais je suis bloquée par l'idée de replonger dans ma routine, ce doux ronron de ma vie d'avant. Je n'ai plus envie d'endosser le rôle de « l'insignifiante agent administrative ». Celle à qui l'on adresse la parole uniquement lorsqu'il n'y a personne d'autre avec qui échanger. Aucune de mes collègues ne m'a rendu visite et une seule m'a demandé de mes nouvelles en m'envoyant un unique message. Là, pas là, j'ai bien compris que cela ne changeait pas grand-chose pour elles. Enfin si, elles ont certainement dû se sentir débordées, car dupée par l'idée que leur reconnaissance viendrait de mon dévouement, je n'ai jamais rechigné à les soulager de tâches qui leur étaient destinées. Mais voilà, tout ce temps, donné à la réflexion, m'a amenée à revoir mes considérations. A prendre conscience de ce moi si malléable. Je ne veux plus être cette personne. Je veux profiter de cet épisode de ma vie pour passer à un autre moi.

Absorbée par mon analyse, je sursaute en entendant la sonnerie de la porte d'entrée. J'attends une livraison. Je sors peu. Internet est mon centre commercial et les livreurs mes contacts avec l'extérieur. Même si l'espace d'un instant, je trouve bizarre que l'interphone n'ait pas été utilisé, j'ouvre sans vérifier par le judas. Et à peine ai-je entrebâillé la porte que je me retrouve projetée en arrière. Marion est aussi prompte à forcer l'ouverture de la porte qu'à la refermer après être rentrée dans mon appartement. Elle me saisit le bras au passage et traîne mon corps tremblant dans le salon pour l'asseoir sur le canapé. Elle est dans une totale maitrise de la situation. Je l'ai tellement croisée dans mes pensées, que, l'espace d'un instant, ma conscience doute de ce que je suis en train de vivre. Pourtant, elle est bien là face à moi. Étonnamment, ma peur se dissipe vite. Je suis plutôt saisie par cette apparition physique. C'est notre quatrième rencontre et notre premier échange. Je comprends vite qu'il va se limiter à un monologue. J'ai devant moi une furie déblatérant des faits, que je n'arrive pas tous à contextualiser. Bien callée dans mes coussins, mon corps retrouve sa densité, mon esprit, sa lucidité. Par sécurité, je continue de laisser transparaître une frayeur de circonstance. Elle est debout devant moi, me regarde sans vraiment me voir. Chacune de ses invectives se matérialise par des soubresauts le long de son corps. Elle est habitée par une violence romanesque. Puis soudainement, alors que je ne m'y attendais pas, elle se penche et rapproche son visage du mien, me rendant sa présence de nouveau hostile et m'obligeant à écouter ses arguments :

« J'ai bien compris ton manège, tu es de mèche avec la de Bret. Tout est devenu clair lorsque je t'ai revue au vernissage. Tu étais déjà là dans le bar ou Yvan avait donné rendez-vous à l'autre pigeonne. Moi aussi, j'y étais. Je devais prendre des photos pour immortaliser leurs retrouvailles. J'étais concentrée sur mon objectif et je n'ai pas fait attention aux autres consommateurs dans la salle. C'est seulement en les regardant de plus près, que je t'ai remarquée, sans plus. En puis au vernissage où je suis allée pour admirer le « Futur ex couple parfait », j'ai été attirée par ton visage familier et là, j'ai eu un déclic. Je t'ai reconnue, c'était toi qui étais sur mes photos. Et j'ai tout compris. Tu couvres Aline de Bret. Tu l'as accompagnée dans le bar et tu étais aussi dans le bus, quand on m'a volé mes papiers. Tu étais assise en face de moi, tu t'es levée en même temps que moi et tu en as profité pour me piquer mes papiers. Quand j'ai réalisé qui tu étais, j'étais folle-furieuse. Je t'ai collée aux basques, j'allais te demander comment tu avais réussi à remonter jusqu'à moi, mais tu as fait ton numéro en t'écroulant devant moi. »

J'ai du mal à rester concentrée sur ses explications, je suis bloquée sur ses yeux. Son regard lointain la trahit. Elle revit la scène, elle est totalement absorbée par son passé, elle ne m'impressionne plus du tout. Elle poursuit :

« Je ne t'explique pas la rage dans laquelle j'étais quand la de Bret nous a fait évacuer de l'expo pour laisser la place au Samu. Je me suis jurée de te retrouver, coûte que coûte. Finalement, ça n'a pas été si difficile, ça a même été un jeu d'enfant d'arriver à savoir comment tu t'appelais et de trouver ta chambre d'hôpital. Tout le monde connaissait la patiente de célèbre cardiologue. Je n'avais pas prévu que je tomberais sur ta mère et il a fallu en plus que tu refasses une attaque, mais je n'ai pas lâché et je me suis dit que le plus simple serait de te retrouver chez toi. Comme j'avais ton nom, j'ai cherché sur internet pour trouver où tu pouvais habiter. Quelle n'a pas été ma surprise de découvrir qu'on habitait la même ville ! Je suis tombée sur un bulletin municipal sur lequel était noté les adresses administratives, dont le mail d'une certaine S.Maldère ! Je suis allée à la mairie, j'ai demandé à te parler, je savais bien que tu n'étais pas là. J'ai baratiné la bouffonne de l'accueil, elle était bavarde, elle m'a parlé de ta pauvre Maman qui devait certainement beaucoup s'inquiéter pour sa fille unique. Je ne pouvais plus l'arrêter. Elle m'a permis de localiser la maison de ta mère. Je l'ai suivie plusieurs fois, en me disant qu'elle allait bien m'amener à ton appartement et me voilà !»

Au moins, tout est clair pour elle. Elle a vidé son sac, mais alors que je pensais qu'elle allait se calmer, elle me prend à nouveau le bras pour me secouer, en m'intimant l'ordre de lui rendre ses papiers. Comme si j'allais céder rien qu'en étant brinqueballée dans tous les sens. Cette pensée a l'effet d'un électrochoc et au lieu de me laisser faire, je me libère de son emprise par un soudain et violent mouvement d'épaule, qui sous l'effet de surprise, a pour conséquence de la déséquilibrer et de la faire choir à mes côtés. Reprenant l'ascendant, je me lève prestement pour me poster derrière le canapé.

Je l'ai changé de place, comme la plupart de mon mobilier. Il est maintenant positionné au milieu de la pièce, pour délimiter la partie salon de la partie repas. Il fait face à ma baie vitrée. J'apprécie cette nouvelle disposition, me permettant de mieux profiter de la luminosité. A cet instant, il a une utilité que je n'avais pas envisagée. Il me protège temporairement des assauts de cette folle. Même s'il m'est bien utile, je ne vois pourtant pas comment me sortir de cette situation. Mon salut vient finalement de son téléphone. La sonnerie la déconnecte, l'espace de quelques secondes, de son obsession pour ma personne. J'en profite alors, pour me précipiter vers la porte d'entrée, prendre au passage, mon sac, mes clés et me jeter hors de chez moi. Je cours dans les escaliers, dans les ruelles successives jusqu'à en perdre haleine, jusqu'à épuisement. Je finis par m'adosser à un mur pour reprendre mon souffle et scruter autour de moi, mais rien. Elle ne m'a pas suivie ou l'ai-je semée ? Elle est peut-être restée chez moi.

Cette image me paraît soudainement insoutenable et me pousse à revenir sur mes pas. Il est temps de reprendre le contrôle.                                                                                                 

Rien ne peut m'arriverWhere stories live. Discover now