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Aline

J'ai pu sauver les apparences. Le retournement de situation a été inespéré. Je n'ai pas déménagé, je n'ai pas démissionné, je n'ai pas divorcé. J'ai juste vendu mon âme au diable. Il se rappelle à mon bon souvenir à chaque fois que j'observe mon reflet dans un miroir. Je vis dans l'illusion. Je me leurre, en cherchant dans le regard des autres, les preuves de ma réussite. J'ai besoin de savoir que je suis enviée. Sans ce sentiment de supériorité, ma vie n'est rien. Mais il me coûte. Il passe notamment par le respect scrupuleux d'une danse de « l'hypocrisie » exécutée avec Arnaud. Nos corps se rapprochent en société, mimant l'entente parfaite, pour mieux se séparer, dès le retour dans notre alcôve.

Le seul observateur objectif de la déchéance de notre couple est notre fils. Je n'ai pas réussi à le soustraire à ce désastre. Il a eu l'intelligence de prendre l'initiative, celle de vouloir partir, sous le couvert de trouver un enseignement plus performant à l'étranger. Nous n'avons émis aucune objection. Bien au contraire, nous avons encouragé ce choix. Même s'il m'est douloureux de voir Stanislas quitter le nid, la souffrance est moindre comparée à celle du partage de notre naufrage.

Je n'ai jamais repris avec lui le sujet de la séparation, il a juste constaté que ses parents vivaient toujours sous le même toit. Dans un premier temps, il a interprété ce retour comme une réconciliation, puis son enthousiasme est retombé en comprenant que tout cela n'était qu'une mascarade. Il a bien tenté une médiation, mais il a très vite renoncé, mesurant le gouffre que nous nous efforçons de cacher à notre entourage.

Il s'est résigné, a souffert en silence et son palliatif a été de nous annoncer son désir d'étudier loin. Il lui faut au moins traverser un océan pour brouiller cette vision de ses parents. Il lui faut au moins changer de continent pour se débarrasser des regrets d'une famille idéale.

C'est ça grandir mon fils. On ne se construit pas avec, mais sur ses ascendants. Pour toi, les bases sont solides. Il te suffira d'omettre que les fondations reposent sur le mensonge et la trahison. Mais combien de familles sont-elles ainsi construites ? Combien de couples si bien « Coordonnés » font-ils chambre à part ? Toi seul sais que ton père s'est approprié la chambre d'amis. Toi seul sais que tes parents ne se parlent plus en dehors de conversations ménagères. Ton choix a été reçu comme une délivrance. A la rentrée après ton départ, nous n'aurons plus à faire semblant en rentrant le soir. Alors le silence s'installera définitivement dans notre maison.

C'est le prix à payer. Le silence de part et d'autre. Je tais les comptes off-shore d'Arnaud et il oublie mon adultère. J'aurais pu partir. Refaire ma vie avec un autre « Arnaud ». Il m'a proposé de très avantageuses conditions financières pour divorcer, mais mon titre m'importe plus que tout. Je suis l'épouse du brillant Professeur de Bret. De surcroît, je porte un nom à particule. Qui sait ce que m'aurait réservé la vie en recouvrant ma liberté ? Je n'aurais jamais voulu prendre un tel risque.

Les informations sur les comptes cachés d'Arnaud ont été un prodigieux levier de négociation. Un levier si puissant, qu'il a accepté de reprendre notre vie conjugale malgré l'aversion qu'il éprouve à mon égard.

À la facilité avec laquelle nous avons trouvé un accord, j'en ai déduit que les montants devaient être importants. J'ai marchandé notre mariage contre mon silence. Cela fait de moi une arriviste complice. Je n'en suis plus à ça près !

Pour Arnaud, dans un premier temps, la soumission à un tel compromis lui a été difficile à supporter. Il était envahi par la rancœur. Puis au fil du temps, il a retourné la situation. Il a transformé ce chemin de croix sentimental en rédemption. Il aime la gloire et l'argent. Il l'a toujours dissimulé derrière une bienveillance de façade. Alors, si vivre jusqu'à la fin de ses jours aux côtés d'une femme qu'il exècre, est le prix à payer pour continuer à manipuler son monde, il l'accepte. Il l'a même interprété comme la sentence le dédouanant de toute mauvaise conscience, ce qui a ainsi fait évoluer sa haine à mon encontre en indifférence.

Je ne manque de rien. Je ne manquerai de rien. Ma vie matérielle est ma vie rêvée. Ma vie sentimentale ? Je vais avoir quarante-trois ans. Je reste très séduisante. Je ferai tout pour maintenir ce statut. Je veux que les hommes me désirent, que les femmes me jalousent. Derrière ces efforts, se cache aussi l'illusoire espoir, qu'un jour Arnaud pousse à nouveau la porte de ma chambre et qu'il se lasse de pousser celles d'inconnues. Il a pris l'habitude de répondre devant moi, aux appels téléphoniques de ses conquêtes éphémères, espérant certainement me blesser. Je pourrais en souffrir, mais non. Il ne mesure pas à quel point ce qui compte pour moi, est ce qu'il me permet d'être. Peu m'importe d'être une femme bafouée, je reste sa femme. Seule la mort nous séparera. Il m'est même récréatif d'imaginer ces inconscientes rêver de prendre ma place. Notre pacte me rend indétrônable et me fait savourer chaque répudiation.

Ma vie repose sur un deal. J'ai bluffé, j'ai gagné. Quelle victoire ! Ma morale ? Cela fait bien longtemps que je l'ai abandonnée avec cette jeune fille là-bas, dans son village, perdue dans un autre monde. 

Rien ne peut m'arriverWhere stories live. Discover now