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Aline

La situation a maintenant le mérite d'être claire. Il sait. Je sais qu'il sait. Il ne me reste plus qu'à lui faire savoir que je sais qu'il sait ! Ce sursaut d'ironie interrompt momentanément la consternation dans laquelle je suis bloquée depuis ma confrontation avec Marion. Je ne peux plus me cacher derrière le doute, pour expliquer le comportement d'Arnaud. S'il m'évite, c'est bien parce qu'il est au courant de mon infidélité.

Tout le long du trajet du retour, j'implore le déraillement de mon train, mais rien n'y fait. J'arrive à bon port. En montant dans ma voiture, j'espère aussi un événement tragique, mais la soirée est douce, la circulation fluide. Aucun platane n'a l'obligeance de barrer mon chemin. En arrivant dans notre cour, je déclenche l'ouverture à distance de la porte du garage et constate que la voiture d'Arnaud n'est pas encore là. Il me vient alors à l'idée de le rejoindre à l'hôpital, en espérant qu'il s'y trouve encore. Je dois clarifier la situation et le faire dans son bureau, me semble plus judicieux, que devant notre fils.

Je veux quand même faire une halte la maison. Nous avons juste échangé par messages avec Stan et je ne peux pas repartir sans l'avoir vu. Je veux profiter de ce qui sera peut-être le dernier moment de complicité entre nous deux. Après, lorsqu'il apprendra la trahison, lui aussi saura me mener au bûcher. Et il aura raison. Je coupe donc le moteur pour le retrouver.

Lorsque j'entre dans le salon, je le vois affalé sur le canapé devant la télé. Sans bouger de position, il me lance un « Salut M'an » et s'empresse de me dire qu'il se sent bien seul sans ses parents. Je lui demande s'il a eu des nouvelles d'Arnaud. Il me répond qu'il est encore au travail et qu'il l'a prévenu qu'il rentrerait tard.

« Tard, c'est-à-dire ?

— Pas avant vingt et une heures. »

Il est vingt heures. Stan a déjà mangé. Je profite de l'information pour prétexter que, par conséquent, j'allais retrouver Arnaud à son travail et qu'on irait « Vite fait » manger en ville. Promis, demain je rentrerai tôt et je saurai être aux petits soins pour lui !

J'ai environ un quart d'heure de trajet pour imaginer comment aborder mon échange avec mon mari. Tout au long de la vie, on apprend à se vendre, à faire valoir ce que l'on est. Jeune, on le fait avec beaucoup d'innocence. On vend ce que l'on espère être. Puis l'âge venant, les illusions disparaissant, l'on se retrouve à vendre ce que l'on s'est persuadé d'être. Par contre à aucun moment, on est préparé à devoir justifier le sabordage de sa vie. D'autant que je n'ai absolument rien à reprocher à mon mari. Je me suis moi-même fourvoyée et je ne sais pas comment le justifier.

Je me gare sur le parking visiteurs. Pour avoir rejoint Arnaud quelques fois, hors heures ouvrables, je sais l'entrée principale de l'hôpital fermée et qu'il me faut passer par les urgences. J'appréhende toujours de traverser l'effervescence de la prise en charge des souffrances humaines. Pour une fois, tout est calme. Je me dirige vers le couloir où se trouve l'ascenseur qui mène au service de cardiologie. Un vigile arrive en sens inverse et me stoppe dans mon élan. Il me demande ce que je fais dans cette zone réservée au personnel. Je l'informe de mon intention de rejoindre mon mari. Il m'empêche de passer en justifiant que l'argument n'est pas suffisant. Monsieur fait du zèle !

Non, en fait « Monsieur » fait juste son travail, mais mon état d'angoisse est tel, qu'il ne me permet pas de faire la part des choses. Quiconque se met en travers de mon chemin devient un obstacle à renverser. Le ton monte entre nous. Il me demande de garder mon calme. « Mais je suis calme ! Je veux juste rejoindre mon mari, le Professeur de Bret, tout le monde le connaît ici ! ».

Il me barre maintenant ostensiblement le passage. Il n'est pas très grand. « Il se prend pour qui celui-là pour m'empêcher d'aller là où j'ai décidé ! ». Il veut vérifier mes papiers. « Et puis quoi encore ! Jusqu'à preuve du contraire, il ne fait pas partie des forces de l'ordre. Rien ne m'y oblige ! ».

Un petit attroupement de soignants se forme autour de nous, d'où fuse des « Calmez-vous Madame ! ». Aucun d'eux ne me reconnaît. Les urgentistes que j'ai croisés lors de leur intervention à mon exposition de photos, ne semblent pas être de garde ce soir et ne peuvent donc pas attester de mon identité.

Toujours sous l'emprise de mon arrogance de « Femme de », renforcée par la nervosité à l'idée de la rencontre à venir, je me jette sur l'imposteur pour ouvrir ma voie, encouragée dans ma décision par sa faible corpulence.

L'erreur d'appréciation me projette en arrière, me fait perdre l'équilibre et me cogner la tête contre le chambranle de la porte du couloir. Ma chute est aussi violente que mon assaut. Le pauvre vigile n'a fait que me repousser. En appliquant les règles martiales, il s'est protégé en utilisant ma force pour me renvoyer dans mes marques. Son réflexe a eu pour conséquence de me faire ricocher dans l'encadrement de porte.

Je sens un liquide chaud couler à l'arrière de mon crâne. L'angle du cadre a entaillé mon scalp. Sous l'effet du choc, je sens mes jambes se dérober et je me laisse choir le long du mur. Je suis maintenant assise sur le sol, adossée inconfortablement. Ma conscience vacille. On me bouge délicatement la tête. On décide de ne pas me relever. « Décider pour moi ! Mais laissez-moi ! Je veux rejoindre mon mari ! ». « Oui Madame, on va prévenir votre mari. »

Tout devient cotonneux. Je ne réalise pas avoir perdu mon ascendant. Je pense avoir gagné. On va enfin me laisser retrouver mon mari. Le vigile peut faire profil bas. « On ne barre pas le passage à Madame de Bret ! ». Il se penche sur moi pour balbutier, je ne sais quelles excuses. Je savoure ma victoire. Puis je me laisse happer par un puissant sommeil, auquel de toute façon, toute opposition aurait été vaine.

Rien ne peut m'arriverWhere stories live. Discover now