Les registres

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A chacun sa place. Rune avait son mode de rangement et il n'en tolérait aucun autre, même pas celui de Minos qui était pourtant son supérieur. Mais après le super discours de celui qui était désormais leur nouveau seigneur (le Balrog avait d'ailleurs failli faire une attaque cardiaque en le voyant), il avait eu envie de partir. Sur tout le trajet du retour, il avait maugréé qu'il ne resterait pas au service de cet... cet... Il ne trouvait pas le mot adéquat mais en tout cas il ne resterait pas. Mais à peine franchi le seuil du tribunal, il avait déjà presque changé d'avis. Quitter l'armée d'Hadès signifiait non seulement renoncer à son surplis... ah zut, il ne l'avait plus maintenant, et renoncer à son statut de procureur, qui conférait un certain pouvoir qui n'était pas déplaisant, mais surtout reprendre son ancienne vie. Reprendre son ancienne vie ! Ça jamais ! Plutôt rester ici, avec l'autre là ! Celui qui l'avait tué avec un air suffisant collé sur le visage !

Seulement en entrant dans la salle des archives, où étaient stockés les registres déjà utilisés, le cerveau du Balrog avait purement et simplement cessé de fonctionner. Les dommages causés aux Enfers avaient déjà choqué le jeune procureur mais ce qui s'étalait sous son regard hagard... c'était innommable et inadmissible. Tous ses précieux livres ! Étalés par terre !

Il avait fallu une bonne demi-heure à Rune pour remettre son cerveau en état de fonctionner. Lentement, il s'était engagé dans la salle des archives, tout en faisant des tas avec les livres pour pouvoir passer sans marcher dessus. Combien de temps fallut-il au Balrog pour ranger tous les ouvrages à leurs places ? Certainement moins qu'à n'importe qui d'autre mais une semaine après, il y était encore ! Sans compter qu'il avait fallu qu'il mette en place un cahier de doléances pour les spectres avec l'un de ses précieux ouvrages. Cahier qui ne servirait à rien puisque l'autre ne le lirait pas.

Trop absorbé par son rangement, Rune ne réagit pas lorsque quelqu'un s'approcha de lui. En fait, il l'ignora totalement. Il fallut plusieurs raclements de gorge de plus en plus sonores pour le sortir de sa bulle. Enfin ça, c'était ce que l'autre avait cru. Parce que dans les faits, ce n'était qu'en voyant le registre qu'il cherchait flotter devant son nez que Rune s'aperçut que Minos le lui tendait. D'un geste vif, le procureur se saisit du livre pour y porter très vite son attention, zappant totalement son supérieur. Sur la couverture, il y avait une vilaine écorchure. En tant normal, Rune aurait pété un câble, retourné tous les Enfers pour retrouver le responsable d'une telle ignominie et le lui faire payé assez chèrement ! Mais là, Rune se contentait de passer sa main sur la blessure du livre en marmonnant qu'il le réparerait au mieux. Et oui, Rune parlait aux livres et plus souvent qu'aux humains.

- Alors tu restes ? lui demanda Minos.

- Je ne sais pas. Pour l'instant, le temps de ranger un peu.

Et par « ranger un peu », le procureur voulait dire : tout remettre en ordre. Surtout que le tribunal avait subi d'importants dommages. Mais Rune supportait le désordre autant qu'il supportait le bruit. Mais au lieu de ranger ce registre, le Balrog le mit de côté pour le restaurer et il continua son rangement. Minos le regarda faire. Son procureur connaissait la place de chaque livre, la place précise. Il rangeait chacun d'eux avec une étonnante facilité. Habituellement. Parce que là, cela faisait presqu'une semaine et le Balrog n'avait pas fini, certainement parce qu'il en vérifiait minutieusement l'état avant de les ranger.

D'un seul coup, Rune s'agita, tournant sur lui-même et autour des étagères et Minos eut bien du mal à savoir ce qui perturbait à ce point son procureur. Il dut attraper le Balrog et lui immobiliser la tête entre ses mains pour l'obliger à le regarder. Sinon Rune tournait la tête à la recherche de ses livres.

- Mais tu as tout rangé, Rune, lui répondit Minos alors que son procureur lui disait qu'il manquait des livres. Regarde, il n'y a plus rien.

- Oui... mais non, répondit à son tour le Balrog en proie à l'affolement. Il en manque quatre ! Non, trois !

Le sourire de KanonWhere stories live. Discover now