L'Achéron

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Assis sur un rocher, Kanon regardait couler le fleuve Achéron. Enfin, couler était un bien grand mot. Rien à la surface de l'eau indiquait le moindre mouvement. Aucune vague, aucune ridule. Un vrai miroir d'eau boueuse. Et pourtant ce fleuve était loin d'être vide. Seulement ce n'était pas la vie qui l'habitait, mais la mort. Sentence inattendue, ce fleuve était une prison. Ceux qui voulait passer sans l'aide de Charon se retrouvaient retenus à jamais dans les eaux opaques du fleuve.

Cerbère sagement allongé à ses pieds, Kanon restait immobile, les yeux fixés sur le fleuve à la recherche du moindre mouvement. Mais rien. Les âmes prises dans ces eaux étaient-elles figées pour ne même pas chercher à s'en échapper ? Et l'eau, était-elle froide ? Cerbère releva les têtes dès que Kanon se leva. Il regarda son maitre s'accroupir près du fleuve. Alors il se précipita pour renifler l'eau.

- Non, ne bois pas ça !

Kanon accompagna ses paroles d'un geste pour éloigner l'animal du bord. Ne sachant pas si l'eau était potable ou non pour le chien tricéphale, il préférait ne pas prendre de risque. Mais...

- Tu empêches Cerbère de boire ! Ce n'est pas très gentil.

Kanon tourna brusquement la tête sur le côté. D'un pas prudent, Charon s'approchait du bleuté. Mais pas trop tout de même.

Allons bon ! Un spectre ! Décidément, Kanon ne serait jamais tranquille. Où qu'il aille, il y en avait toujours un. Cent huit spectres pour tout les Enfers et il fallait qu'il en ait toujours un sur le dos ! Et à Elysion, c'était Perséphone ! Sans compter Cerbère qui le suivait partout comme un petit chien... Mais c'était un chien ! Même avec trois têtes, Cerbère restait un chien !

- Parce que l'eau du fleuve est bonne pour lui ? finit par répondre Kanon en se redressant.

Charon écarquilla les yeux. Il n'en savait strictement rien. Pharaoh ne l'emmenait jamais jusqu'ici. Il n'avait donc jamais vu Cerbère boire l'eau de l'Achéron. Mais l'animal infernal mangeait bien de la chair putréfiée alors pourquoi l'eau de l'Achéron le rendrait-il malade ?

- C'est vrai, vu comme ça, t'as raison. Mais toutes les âmes qui sont enfermée dedans, elles risquent de s'attaquer à lui. C'est qu'un chiot !

Kanon avait tout de même terminé sa phrase mais il trouvait aberrant de prendre ainsi autant soin du chien tricéphale. Preuve en était, l'incompréhension dans le regard de Charon qui devait aussi se demander ce qu'il prenait au bleuté d'être aussi protecteur envers un être des Enfers. Et puis, peut-être que Cerbère voulait attraper une âme qui se trouvait dans le fleuve. Il aimait bien manger les âmes, argumenta Charon. Et s'il ne sait pas nager et s'il se noie parce qu'une âme l'aura maintenu trop longtemps sous l'eau, rétorqua Kanon.

- Bah ! Des prétextes ! conclut Charon. Pour empêcher Cerbère de faire ce qu'il veut.

Kanon resta interloqué un moment. Lui empêcher Cerbère de faire ce qu'il voulait. Le bleuté voudrait surtout que le chien tricéphale reste avec Pharaoh.

- C'est comme toi, continua le spectre en voyant que Kanon ne disait rien. Tu nous empêches de faire ce que nous devons. En laissant les âmes là-bas, sur l'autre rive, tu les condamnes aussi, et sans jugement. Certes une âme qui traverse est jugée et reçoit le châtiment pour les actes de sa vie. Mais une fois ses crimes expiés, elle pourrait bénéficier d'une nouvelle vie dans le monde des humains. Vraiment, ce n'est pas très sympa.

- Pas sympa ! reprit Kanon. Elles ne sont pas jugées, condamnées à souffrir ! Qu'est-ce qui n'est pas sympa là-d'dans !

- De les laisser errer alors qu'elles veulent passer et être jugées. C'est dans la continuité des choses. Et toi, tu les condamnes à une errance éternelle. Voir pire ! Certaines pourraient vouloir traverser l'Achéron, elles resteraient alors à jamais prisonnières de ses eaux, sans espoir de jugement.

Kanon restait silencieux pendant que Charon exposait son opinion. Il était bien obligé d'admettre qu'il n'avait pas vu les choses de cette manière. Il y avait deux grandes catégories d'âmes, celles qui voulaient traverser et celles qui, hésitantes ou sans pièce, restaient sur la berge, généralement à se lamenter sur leur sort.

Mais plus le passeur parlait, plus Kanon trouvait que ça clochait. Quelque chose sonnait faux mais le bleuté ne parvenait pas à savoir quoi. Lorsque d'un seul coup, le déclic se fit. Ce qui ne collait pas...

- C'est toi qui dit ça ! Toi, dont la seule préoccupation, c'est d'amasser de l'argent ! Tu me fais la morale ! Ça me ferait presque rire !

En face de lui, Charon perdit d'un seul coup sa belle prestance et... il n'en menait pas large. Il s'était fait griller. Lui qui pensait avoir le moyen d'inciter Kanon à le laisser reprendre les traversées. Il s'était trompé. Enfin, pour être exact, toutes ces belles phrases n'étaient pas de lui. Il avait entendu Queen et Sylphide en parler et il s'était dit en voyant Kanon sur la berge qu'il pouvait ressortir ses idées. Mais Kanon avait compris la supercherie et Charon ne voyait pas à quel moment son plan avait foiré. Il fit volt face et s'en alla en marmonnant en italien.

Kanon le regarda s'éloigner en silence. Si pour le spectre, les mots qu'il avait prononcé sonnait faux, ils avaient eu un impact sur le nouveau seigneur des lieux. Ils sonnaient comme évidence à ses oreilles. Le bleuté planta son regard sur l'autre rive, au loin. Il n'avait pas demandé aux spectres de cesser leurs activités pour les embêter... enfin si un peu. Mais pour voir ce qu'ils feraient. Et résultat, bah, pas grand-chose. A part les juges que Kanon soupçonnait de continuer les jugements derrière son dos mais il n'était pas parvenu à les prendre sur le fait jusque-là. Et Rune aussi, Kanon savait que le procureur n'avait jamais cessé son travail. Le bleuté le savait parce que parce que c'était ce que le Balrog faisait lorsqu'ils avaient... ahem...

A peine Rune avait-il effleuré son esprit que Kanon se sentit envahit par une soudaine envie, un frisson parcourut sa peau en repensant... Non, c'était pas bientôt fini de revenir sans arrêt sur sa nuit avec Rune ! D'accord, il avait couché avec le spectre ! D'accord, il avait aimé ça ! Mais ce n'était pas une raison pour y penser à la moindre évocation de son amant ! D'une nuit ! Son amant d'une seule et unique nuit ! Et c'était tout ! Il n'y aurait pas d'autre fois ! Non mais ! Ce qu'il pouvait être envahissant, ce Balrog !

Donc, il en était où ? Ah oui ! Seule une petite poignée de spectre avait continué leurs activités et encore de façon sporadique. Mais aucun n'avait pris la peine d'entamer des réparations, même pas du déblayage, sauf Rune qui avait rangé ses livres... Mais pourquoi fallait-il toujours que ses pensées reviennent sur lui ? Il ne remettrait pas Rune dans son lit ! Ou plus exactement, il ne retournerait pas dans le lit du Balrog !

Bref ! Il ferait reprendre les activités. C'était certain. Quand ? Il ne savait pas. Lorsque les spectres accepteraient sa présence à la tête des Enfers... Bon, ce n'était pas pour demain la veille ! En fait, ça ne se ferait jamais. Kanon le savait. Il était vrai qu'il leur avait proposé de partir. Il était très en colère à ce moment-là et à vrai dire, il avait même été sur le point de les virer, purement et simplement. Il aurait peut-être mieux fait, il n'aurait pas couché avec Rune. Mais d'un autre côté, il avait appris beaucoup de chose à leurs côtés et à leur insu. Et surtout, sa colère s'était tari et ce bien avant sa nuit avec le procureur. Il aurait voulu garder cette colère et faire payer aux spectres sa présence ici. En tout cas, il était hors de question qu'ils le sachent. Hors de question aussi qu'ils sympathisent ou quoi que ce soit de ce genre.

Il pourrait peut-être autoriser Charon à passer quelques âmes. Mais ce serait comme s'il revenait en arrière, céder du terrain. Et nul doute que s'il faisait ça, les spectres ne le louperaient pas et ils lui demanderaient de reprendre leurs activités. Logique, si Charon pouvait reprendre, pourquoi pas eux ?

Kanon soupira en se rasseyant sur son rocher. Sur ce coup, il était coincé. C'était totalement aberrant et si des âmes tentaient en vain de traverser l'Achéron, ce serait entièrement de sa faute mais il ne pouvait pas revenir sur sa décision. Question de crédibilité. Même s'il savait que c'était une erreur.

Le sourire de KanonWhere stories live. Discover now