XIII- Fille de la Terre

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Angélique


J'ai à peine eu le temps de faire un saut dans ma chambre pour prendre quelques affaires et griffonner un mot pour ma famille que déjà mes deux compagnons de route m'enjoignaient à les rejoindre en bas au plus vite. Un ange, c'est pas censé être patient ? Peu importe. Depuis ce matin, j'ai la nette impression d'avoir donné les commandes de ma vie à des inconnus avec des attentions assez troubles, et je ne sais pas comment faire pour me sortir de ce mauvais pas.

J'ai finit par me rendre à l'évidence : cet énorme merdier est loin d'être une blague, il suffit de voir les tas de cendre sur le tapis du salon pour en être convaincu. Je descends finalement les escaliers et monte dans la voiture de Gabriel qui a reprit sa forme "lambda". Un dernier regard en arrière, la maison de mon enfance qui s'éloigne.

Mon cœur se serre à l'idée que peut-être je ne reviendrai jamais ici. Qui sait, peut-être ne reverrai-je jamais mes parents ni mon frère ? Peut-être ne survivrai-je même pas à ce voyage qui m'est imposé par mon meilleur ami qui se révèle bien plus mystérieux que le jeune homme enjoué que je pensais connaître depuis toujours.

Je suis assise en silence à l'arrière du véhicule tandis que le démon et l'ange regardent la route eux aussi silencieusement. Le voyage promet d'être long.

Le paysage défile.

Nous quittons visiblement le Massif Central. Mes montagnes natales disparaissent pour laisser place à des plaines sans relief.

Le temps passe. Je crois que je me suis endormie. Personne n'a encore décroché un seul mot, même la radio semble ne pas vouloir interrompre le silence presque religieux qui règne dans l'habitacle.

Nous nous dirigeons vers la frontière. Je me demande pourquoi nous ne prenons pas le train ou l'avion si notre voyage doit être si long qu'il nous force à quitter le pays. Finalement, au bout de presque six heures de route non stop, Fenris semble s'assoupir. Alors ça dort un démon ? Ok, je note. Je profite que notre... allié ? prisonnier ? peu importe, je profite qu'il soit endormit pour poser quelques questions à Gabriel qui garde son attention sur la route.

- De quoi parlait-il tout à l'heure quand il disait qu'il devait tuer ses cadets ?

Mon ami vérifie rapidement que l'autre soit bien endormit avant de répondre.

- Son frère et sa soeur l'ont remplacé au rang des plus grandes calamités de ce monde, et je n'ai pas le temps ni la puissance pour leur régler leur compte. Je me suis dit qu'un démon assoiffé de vengeance et de pouvoir pourrait aisément venir à bout de deux rejetons de l'Enfer. Dans le pire des cas, s'il échoue et qu'il est tué, ça fera un problème en moins.

J'affiche un air choqué. Jamais mon ami d'autrefois n'aurait souhaité la mort de quelqu'un, qui que ce soit.

- Que t'a-t-il fait pour que tu le haïsses à ce point ?

- Il peut se passer beaucoup de choses en deux millénaires, je n'ai pas dressé de liste. Mais il est dans ma nature de vouloir voir sa race s'éteindre. Sa mère était la première traîtresse que ce monde est connu et son père le premier ange déchu. A eux deux, ils ont créé un monstre capable de détruire cette Terre en quelques semaines, quelques mois à tout casser. Si moi et les miens n'avions pas été là, la Création aurait déjà sombré dans le néant depuis bien longtemps.

Le silence tente de se réapproprier le temps qui passe, mais je le rompt à nouveau.

- Qu'est-ce qu'une Fille de la Terre ?

Il grimace. Ah ! Mon ami est de retour ! Cette grimace signifie clairement qu'il ne veut pas me dire de quoi il retourne, mais qu'il sait que je ne le lâcherai pas avant d'avoir eu mes réponses. Finalement, il accepte l'évidence.

- Il y a bien longtemps, la Terre, fille aînée du Père, eut une fille. Elle en avait assez que le monde perdure et vive sans qu'elle-même ne puisse donner la vie à un être tel que ceux qui foulait sa surface. Ainsi naquit la première Fille de la Terre, Gaïa. Le Père ne tarda pas à se rendre compte que cette enfant possédait la puissance revitalisante de sa mère et qu'elle pourrait assurer à la Terre un avenir joyeux. En effet, toute sa vie durant, Gaïa protégea sa mère de la folie naissante des hommes causée par les démons qui se multipliaient sous la surface du monde comme un cancer. Arrivée à la fleur de son âge, Gaïa mit au monde un fille, Déméter, qui offrit elle aussi sa vie au bien et au bien-être de sa grand-mère divine.

- Mais ?

- Mais quoi ?

- Bah, jusque là, tout va bien, mais si tout va bien et qu'on en arrive à notre Terre telle qu'elle est aujourd'hui, il a dû y avoir un "mais" assez imposant, pas vrai ?

- Non, tu as raison, dit-il en souriant à peine. Déméter donna à son tour le jour à une fille, Perséphone. Cette dernière semblait vouloir suivre les pas de sa mère et de sa grand-mère en protégeant son aïeule des méfaits des mortels. Mais elle fut séduite par Lucifer, qui ne portait pas ce nom en ce temps-là, et le suivit jusqu'en Enfer. C'est à partir de ce jour que chaque descendante de la Terre devient l'objet d'une guerre entre le Bien et le Mal. Le passage à l'ennemi de Perséphone provoqua les premières grandes catastrophes, la Terre n'étant plus protégée, elle subissait les sévices des mortels et se vengeait en conséquence. Tremblements de terre, ouragans, raz-de-marée, rien ne pouvait l'arrêter mis à part le retour de sa descendance dans le droit chemin. Mais jamais Perséphone ne reparu dans la lumière. Elle donna naissance à un fille qui, elle, s'enfuit du royaume des morts pour tenter de raisonner sa glorieuse et destructrice ancêtre qui entendit son appel et calma sa colère.

- Mais Déméter et Perséphone, Gaïa et toutes les autres, ce sont des déesses païennes, si j'ose dire. Que viennent-elles faire dans un récit qui a tout d'un mythe biblique ?

Il sourit à nouveau.

- Les mortels s'évertuent depuis toujours à nous faire entrer dans des cases. En vérité, la foultitude de religions créées par les humains ne rime à rien. Il n'y a que nous, depuis toujours. Les chrétiens se sont fait massacrer à Rome alors qu'ils croyaient aux mêmes divinités que les romains, nous portions simplement des noms différents. Celui que les chrétiens appelaient le "dieu unique" est autant Dieu que Allah, Jupiter, Zeus, Ouranos, Odin, Toutatis et tous les autres noms donnés au plus puissant des dieux depuis la nuit des temps. Chaque civilisation croit depuis toujours avoir trouvé la clef du savoir et de la compréhension cosmique, mais si toutes se mettaient à penser ensemble, chacun se rendrait compte que tous les personnages qu'ils pensent différents sont en vérité les mêmes créatures.

- Tu peux clarifier, s'il-te-plait ?

Pas que je sois totalement perdue, mais disons que tous mes cours de civilisation me reviennent en pleine tête et se mélangent.

- Par exemple, Satan, Lucifer, Hadès, Pluton, Loki, tous ceux-là ne sont qu'un seul et même personnage, le père de Fenris. Pour ma part, je suis Gabriel, Thor, Arès, Mars, Taranis et bien d'autres encore. Chacun de mes frères a également son lot de noms ayant chacun la même signification. Haniel est le messager, Raphaël est le protecteur. Il en est et en a toujours été ainsi. Tout est lié, seuls les hommes, poussés par les démons, s'entretuent pour prouver que leur vérité vaut mieux que toute autre. Mais ils se fourvoient tous. Aucun n'a tord, aucun n'a raison. Ils ont tous les clefs mais cherchent encore la serrure.

- La trouveront-ils un jour ?

- Ça, seul l'avenir nous le dira, finit-il par répondre, l'air sombre.

Ex Nihilo -1- Homo homini lupus est [Wattys 2020 - Paranormal]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant